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Ramanujam Sooriamoorthy

Gentleman littéraire

4 août 2024, 20:15

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Gentleman littéraire

Ramanujam Sooriamoorthy, maître des mots.

Le Maître Jacques de M. Poquelin devrait aller se rhabiller. Ramanujam Sooriamoorthy (né en 1949 à Port-Louis) porte, lui, de nombreuses casquettes: professeur, conférencier international, traducteur, interprète, écrivain, essayiste, poète, comédien, dessinateur, pour ne citer que quelques-unes de ses fonctions. Il vient de publier …et près du Brésil (après une bonne douzaine de publications) pour exalter le football et pour expliquer la passion de ce sport par le peuple brésilien. Une démonstration, par la prose et la poésie, aussi séduisante que la samba brésilienne. Pour l’avoir côtoyé tout récemment, j’ai eu le sentiment d’avoir rencontré Beau Brumell et écouté Jean d’Ormesson.

Il correspond, à s’y méprendre, à la définition du dandy. Même si l’un de ses préfaciers, en l’occurrence, Romain Vignes, (pour son livre Pas à reculons… actes et discours mêlés) en donne une tout autre définition. Ramanujam Sooriamoorthy a la silhouette élancée, la démarche calculée, la tenue vestimentaire recherchée, le ton et le discours déclamatoires, le raffinement du langage souvent ponctué d’un subjonctif ou de son imparfait le plus naturellement du monde avec des effets de manche parfois. Cela doit venir de son amour des planches doublé de sa profession d’interprète (international) qui le met en permanence en situation de représentation – souvent à son «insu», précise-t-il. Devant un micro ou devant une assistance, si maigre soit-elle, il incarne un personnage : lui-même. Aidé en cela d’une crinière blanche hugolienne en bataille et une barbe moustakienne. C’est dire qu’il n’est pas un homme ordinaire. Il comprend une dizaine de langues, maîtrise deux parfaitement parce que «depuis l’âge de cinq ans à la maison, on écoute l’ORTF et la BBC».

Cap sur Bordeaux

À Bordeaux où il part à la conquête du savoir en 1969, après les turbulences d’une campagne électorale mouvementée pour l’Indépendance, pour dire le moins et des bagarres sanglantes qui ont meurtri le pays, il assouvit sa passion pour le théâtre. À l’université, il accumule les rôles et multiplie ses personnages : le chirurgien dans Grand-peur et misère du IIIe Reich (Brecht) ; Daddy dans The American Dream (Albee) ; le rôle-titre dans Macbeth et Cassius dans Julius Caesar (Shakespeare) ; le Professeur dans La leçon (Ionesco) ; Almaviva dans Le Barbier de Séville (Beaumarchais), entre autres. C’est dire d’abord sa prodigieuse mémoire (il déclame au pied levé le monologue de Macbeth dans la Dagger’s scene) et ensuite, son rapport presque charnel aux langues dont la maîtrise lui facilite son intégration et ses études en France pour l’obtention de sa licence, sa maîtrise et son doctorat. «Mon dernier rôle fut celui de Stanley Kowalsky dans A Streetcar named Desire (Tennessee Williams). J’aurais bien aimé interpréter le personnage de Hamlet, mais cela ne m’intéresse plus maintenant», dit-il. Il n’a ainsi jamais pu dire sur scène To be or not to be

micro.jpg Un micro et le rideau se lève...

Toutefois, il se souvient du début de cette exaltante aventure : «Quand je m’envolais pour mes études, j’étais passablement bouleversé pour des raisons très personnelles, surtout au moment où l’avion s’apprêtait à décoller. Mais je me ressaisis bien vite. Je me rendis d’abord à Londres et, une semaine après, en France. Pas de véritable dépaysement, ni de choc culturel. Ni de problème d’ordre linguistique. Je m’adaptais bien vite au milieu universitaire sur tous les plans.» Faut-il s’en étonner ? «Il y avait beaucoup de livres à la maison et pendant longtemps, mon seul passe-temps a été la lecture», dit-il.

À la lisière de Chinatown

Cette maison où le jeune Ramanujam a grandi à la rue Etienne Pellereau, pas loin de la rue La Corderie, à ses yeux d’enfant, elle lui semblait grande : «Il y avait d’autres locataires aussi, dont un tailleur qui occupait une chambre où le jour ne pénétrait que parcimonieusement. Nous n’étions pas loin de la rue dite de La Corderie et il y avait là des boutiques surtout, dont l’une appartenait au frère de Manda Pillay ; je me rappelle aussi un albinos qui, je crois, tenait un commerce non loin de chez nous.»

anouska.jpg Anouchka Sooriamoorthy-Desveaux de Marigny

kanishka.jpg Kaniska Sooriamoorthy.

Port-Louis reste encore gravé dans sa mémoire : «Le Port-Louis d’alors était calme : très peu de voitures, quelques vélos, de rares motocyclettes, des passants surtout. Près du marché central, il y avait deux cabriolets qui faisaient le «taxi». J’allais aux courses très souvent, mais uniquement quand j’étais encore à l’école primaire. Nous n’allions que rarement nous promener du côté du monument de Marie-Reine-de-La Paix, bien plus à la cathédrale Saint-Louis ou à l’église Saint-François-Xavier. Les samedis au Champ-de-Mars, c’était pour moi comme un jour de fête : beaucoup de monde, des cris, des bruits, des bagarres aussi parfois. Aux Salines, nous nous rendions surtout une fois par an pour un rituel religieux ; au Jardin-de-la-Compagnie parfois à l’occasion de concerts de l’orchestre de la Police.»

Et puis tout d’un coup, deux cyclones, Alix et Carol, un véritable traumatisme que notre génération a vécu : «Carol ! Je puis encore entendre la voix émue de Pierre Marion de Procé (chroniqueur du Mauritius Broadcasting Service, l’ancêtre de la MBC) communiquant la nouvelle dramatique de l’imminence d’un cyclone exceptionnellement violent et priant pour que Dieu préserve le pays après avoir prévenu qu’on n’allait pas tarder à interrompre la fourniture d’énergie électrique. Notre maison, à la rue Etienne Pellereau, eut beaucoup de chance, mais presque tous les voisins vinrent chercher refuge chez nous. Le plus terrible, ce fut probablement le retour, si j’ose dire, de Carol après une point trop brève accalmie. Mais tout le monde croyait le cyclone parti. Quelques jours après le cyclone, mon père m’emmena constater les ravages du cyclone dans les villes principales. Ce fut un spectacle bien plus étonnant qu’effrayant.»

Ramanujam a alors 11 ans et fréquente la Young Men’s Hindu Aided School, sise à la rue Rémy Ollier avant de rallier le Collège Royal de Port-Louis à Cassis avec une prédilection pour les langues vivantes et mortes : l’anglais, le français, le latin et le grec. Il se souvient surtout de deux professeurs d’histoire, Suren Ramgoolam et Clément Pitot, M. Ramdin, un prof de géographie. Sans oublier les recteurs : Camille Nairac et Bertie Bathfield.

À l’école du cinéma

Nous étions gâtés à Port-Louis à l’époque. Des salles de cinéma, Rex, Majestic, Luna Park et Venus, nous faisaient rêver et alimentaient nos fantasmes. Le ticket en première Rs 1,50 pour trois films. Parfois gratuitement quand on fraudait à l’entr’acte. D’où la grande culture cinématographique des Portlouisiens : «J’allais très souvent au cinéma, au Rex surtout ; je me rappelle surtout les westerns, dont Le Train sifflera trois fois (Fred Zinneman –1952), mais aussi Les Dix Commandements (Cecil B. De Mille – 1956) et, plus tard, Blow up (Michelangelo Antonioni – 1966).» buste de feu.jpg Dévoilement du buste de feu Ramoo Sooriamoorthy, en 2017.

Bien des années plus tard, en France et lors de ses voyages, Ramanujam Sooriamoorthy apprend à connaitre le cinéma en retenant les noms des réalisateurs : «Mes classiques préférés: Citizen Kane (Orson Welles), The Magnificent Ambersons (Orson Welles), Les Sept Samouraïs (Akira Kurosawa), Rashomon (Kurosawa), The Man who shot Liberty Valence (John Ford), Under Capricorn (Alfred Hitchcock), Les Damnés (Luchino Visconti), Mort à Venise (Visconti), Blowup (Antonioni), encore que les trois derniers films mentionnés, des chefs-d’œuvre authentiques, ne soient pas vraiment, pas encore des classiques.»

Il apprend aussi à aimer la musique, retournant aux classiques après son exploration des «modernes» : «Il y a cinquante ans de cela, j’aimais surtout les modernes (Schoenberg, Alban Berg, Boulez, Stockhausen, Berio, Stravinsky, Mahler), mais je suis retourné vers les grands classiques, Haydn, Bach, Mozart, Beethoven, Wagner ; j’ai une grande prédilection pour l’opéra, pour le jazz, les musiques folkloriques.»

La littérature, le cinéma, la musique, la peinture, les musées, les expositions, Ramanujam fait provision de toutes les connaissances. Des rencontres inoubliables à l’instar de celle avec Roland Barthes, le père du structuralisme, qui meurt en 1980 : «Ma première prise de contact avec Barthes ne se déroula pas très bien, mais surtout à cause d’une franchise trop brutale de ma part. Barthes s’en ressentit, mais ne se mit point en colère. C’est pour cela que je fus fort étonné quand je repris contact avec lui des mois plus tard. Il se montra gentil, accueillant et, même, admiratif (comme ce fut le cas la première fois) de ce que je faisais.»

publication.jpg Sa dernière publication qui sera lancée mercredi prochain au Hennessy Park Hotel.

Il visite la France, se souvient encore qu’il y est arrivé en 1969 encore secouée par les turbulences de Mai 68 menées par Daniel Cohn-Bendit (Danny Le Rouge) qui dans son livre Forget 68 (paru en 2008) replace ces événements dans leur juste perspective et demande à cette génération de les «oublier». «Je suis arrivé en France en 1969 ; on avait incendié la fac de lettres. C’est dire quelle ambiance régnait alors : presque tous les jeunes piquaient leur crise de gauchisme sauf ceux qui étaient en fac de droit», se souvient Ramanujam qui manifestement n’est pas allé chercher la plage sous les pavés à Paris.

Retour au pays natal

Ramanujam Sooriamoorthy revient au pays en 1976 ; pays en pleine agitation d’une élection législative long overdue depuis 1967; mais renvoyée par l’imposition de l’état d’urgence et la suspension de la Constitution. Sur son cahier de retour au pays natal, après sept ans, une page témoigne d’un peu de tristesse : «Le retour à Maurice a été fort pénible. Maintenant encore, je n’aime pas beaucoup vivre ici, bien que j’aime beaucoup le pays. Il nous faut une révolution à Maurice. J’ai heureusement la chance d’effectuer de fréquents déplacements à l’étranger ; je l’avais plutôt, cette chance, car depuis le confinement, je voyage moins.»

Comme son père, il envisage toutefois une longue carrière dans l’enseignement. Il travaille au collège Imperial, au collège Royal de Curepipe, au collège Dunputh Lallah et au collège Sookdeo Bissoondoyal. Entretemps en 1979, il se marie avec Mira Lobin, une fonctionnaire dans les domaines de l’éducation et de la sécurité sociale. Deux enfants naissent de cette union : Anouchka et Kaniska. Tous deux ont fait de brillantes études (comme leur père) et sont revenus au pays. Nous n’aurions pu faire l’économie de leur témoignage (conjoint) pour comprendre le père que Ramanujam a été. Un témoignage qui se passe de commentaires : «Nous étions encore enfants, je devais avoir une dizaine d’années et mon frère trois ans de moins. Il me semble que c’était la fin de l’année scolaire, peut-être étions-nous au mois de novembre, mon père devait se rendre à l’établissement scolaire où il enseignait, pour une réunion ou une formalité administrative. Comme l’arrêt ne devait pas être long, il nous avait emmenés avec lui, et nous l’attendions dans la salle informatique où discutaient quelques élèves de ce collège public pour garçons qui, intrigués par notre présence qui ne leur était pas familière, nous ont demandé ce que nous faisions là. À notre réponse, l’un d’eux s’exclama : ‘Quoi ! M. Sooriamoorthy est votre père ?’ sur un ton d’incrédulité traduisant une sorte d’impossibilité. Un autre se risqua : ‘’Il est comment à la maison ?’’. Je ne me souviens plus exactement de nos mots, mais je me rappelle notre étonnement répondant à celui de ces adolescents : notre père était évidemment normal, vu que c’est le seul que nous connaissions. Devenus adultes, nous pouvons nous livrer à l’exercice de comparaison, de mise à distance et d’introspection pour nous demander : quel père est-ce ? C’est d’abord une figure imposante qui prend de la place et fait du bruit, non de façon autoritaire, mais pour donner le ton : la vie est trop courte pour demeurer silencieux. Comme une illustration de ce rapport au monde, deux principes ont guidé notre enfance : d’abord l’obligation de s’exprimer correctement, non pas uniquement dans le sens de la politesse ou d’un formalisme grammatical (quoique ce dernier détenait une importance non négligeable), mais il fallait trouver le mot juste, chercher la formule adéquate, dire le monde au plus près. Le deuxième principe s’exprimait sous la forme d’un interdit : nous n’avions pas le droit à la timidité. Il fallait s’exprimer et avoir le courage de dire, et de dénoncer quand il le fallait. Dans un monde où on peut constater un usage irrationnel et incohérent des mots, menant si souvent à la souffrance et à la haine, il s’agit là de principes précieux.»

J’ai pris le risque de la question qui aurait pu fâcher : Quel père a-t-il été ? «Ce n’est pas à moi de le dire. Par contre, j’essaie vraiment d’être un bon grand-père, sans y parvenir, bien entendu. Mon petit-fils aura 13 ans à la fin de l’année.» Et il précise que c’est son petit-fils Meydann qui l’a inspiré pour l’illustration de la couverture de son livre. Comme sa fille Anouchka et Nicolas Desveaux de Marigny (entrepreneur) se sont mariés en 2009 ; je lui ai posé la question du métissage : «Le métissage finira bien par triompher, même à Maurice, mais il faudra attendra encore cent ans. On confond toujours l’ethnique, le culturel, le religieux. Alain Rey (linguiste) qui s’y connaît, déclare que ‘’le français, c’est un créole qui a réussi’’. Le créole mauricien réussira-t-il. Un jour ? Mais il y a des nigauds qui croient que c’est déjà chose faite. Toutes ces questions sont bien plus complexes qu’on ne le soupçonne.»

Anouchka est partie pour ses études en 1999 à La Sorbonne, a accumulé des diplômes, a travaillé à Paris pendant dix ans et à Dubaï pendant 15 ans avant de rentrer à Maurice en juillet 2023 où elle est conférencière (tiens donc) et formatrice de philosophie en entreprise. Son jeune frère, Kaniska, qui a 42 ans, a lui aussi fait ses études à Paris/Panthéon, puis à Curtin. Il est aujourd’hui à la MCB comme Management Information Lead/Group Analytics/Data/ Strategy. Bon sang ne saurait mentir, aurait dit leur grand-père.

Un grand-père, Ramoo Sooriamoorthy, qui, comme leur père Ramanujam, a eu une riche et brillante carrière dans l’éducation pour avoir été enseignant à la Young Men’s Governement School, maître d’école et enfin inspecteur à l’Éducation et qui a écrit un ouvrage de référence incontournable intitulé Les Tamouls à l’île Maurice en 1977, préfacé par son fils ainé Ramanujam d’une fratrie de pas moins de sept enfants : Kovilambal, Jayamanee, Annaduby, Shreeneevassen, Vijayalaksmi et Revathy.

Ramanujam Sooriamoorthy peut se flatter déjà d’une riche carrière et d’une belle vie bien qu’il ne soit pas encore à la retraite : «Mon métier de traducteur et celui d’interprète surtout m’ont apporté de grandes joies : j’ai beaucoup voyagé, logeant dans des hôtels superbes. Chaque prestation en cabine est toujours un énorme défi et un intense bonheur. J’ai beaucoup voyagé en Europe, presque partout, en Afrique surtout australe et orientale, et sur tous les continents, l’Arctique et l’Antarctique exceptés. Je puis dire que je suis du genre à tomber immédiatement amoureux de tout lieu où je débarque.»

Emmanuel Richon ((écrivain et conservateur du Blue Penny Museum) est un habitué de la famille. Il avait réalisé à l’époque un buste de Ramoo Sooriamoorthy qui avait été dévoilé par le Lord-maire Daniel Laurent en 2017, à l’angle des rues Champ-de-Lort et St.-George. Une cérémonie au cours de laquelle Ramanujam a déclaré que son père a été un militant pour l’Indépendance. Sera lancé mercredi prochain au Hennessy Park Hotel par Emmanuel Richon le dernier livre de Ramanujam intitulé …et près du Brésil (Éditions Airesse) – sa 12e publication – qui raconte, de manière savante, la passion du peuple brésilien pour le football enrichie de plusieurs poèmes à la gloire des vedettes brésiliennes.

Mais à l’écouter aujourd’hui, j’ai l’impression d’entendre une autre voix venant de très loin : celle d’Edouard Maunick. Un autre homme de parole.


Les publications de Ramanujam Sooriamoorthy sans compter de nombreux articles parus dans des revues spécialisées :

Les Tamouls à l’île Maurice – 1977

Radiophonies – 1995

Prélude à l’ininterruption – 1992

L’Enfance de l’art– 2013

Le Promeneur et son ombre – 2012

Des vers à soi– 2018

Au loin là-bas à l’île Maurice – 2019

Brynes– 2020

Pas à reculons – 2018

Offrandes – 2012