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Décryptage

Le climat comme bien commun

4 juin 2024, 09:05

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Le discours budgétaire de 2024- 25 commence par cette citation de l’économiste français Jean Tirole : «L’économie est au service du bien commun». Le ministre des Finances n’explique pas ce qu’il comprend par «bien commun», mais sans doute l’assimile-t-il à l’intérêt général, ce qui relève de la responsabilité exclusive du politique. Ce n’est pas son sens véritable : le bien commun n’est pas un résultat, mais un ensemble de conditions sociales qui favorisent l’épanouissement humain à tous les niveaux (dans l’entreprise, la famille, les associations), et chacun en est responsable.

La référence au prix Nobel d’économie 2014 est fort à propos dans la mesure où le climat occupe une place de choix dans le Budget, une des mesures-phares étant l’introduction d’un «Corporate Climate Responsibility Levy» qui sera imposé sur les profits des sociétés ayant au moins Rs 50 millions de chiffre d’affaires. L’auteur de «L’économie du bien commun» (2016) préconise de lutter contre le changement climatique comme un problème de bien commun, estimant que les bénéfices de cette lutte sont globaux et lointains, mais que les coûts sont locaux et immédiats. Jean Tirole prône un pilotage directif exercé par le haut (l’État), contrairement à Elinor Ostrom qui croit à l’approche polycentrique et transversale. Pour le prix Nobel d’économie 2009, les petites communautés locales sont capables de gérer leurs ressources sans être victimes de «la tragédie des communs» – l’idée que, pour citer Aristote, «ce qui est commun au plus grand nombre fait l’objet des soins les moins attentifs. L’homme prend le plus grand soin de ce qui lui est propre, il a tendance à négliger ce qui lui est commun».

Le gouvernement compte dépenser, dans les trois prochaines années fiscales, Rs 7 milliards puisés du «Climate and Sustainability Fund» qui, faut-il le préciser, est un fonds non pas pour combattre le changement climatique, mais pour atténuer l’impact des phénomènes climatiques (inondations, sécheresses, érosion des plages). Du reste, on peut se demander pourquoi la contribution à ce fonds s’applique indistinctement et uniformément à tous les secteurs économiques, alors que certains sont beaucoup plus affectés que d’autres par les caprices du climat. Bien plus vulnérable que les services bancaires, par exemple, le tourisme aurait dû y contribuer plus, même si ses opérateurs paient déjà une taxe environnementale.

Si l’on veut lutter contre le dérèglement climatique, ce n’est pas en relevant le taux effectif de l’impôt sur les sociétés, mais c’est par une tarification du carbone qui soit appropriée. Une politique économique optimale, telle que formulée par l’économiste hollandais Jan Tinbergen, est celle qui, pour neutraliser une défaillance du marché ou une externalité négative, est conçue spécifiquement à cette fin. Ce qui implique qu’une intervention étatique qui n’est pas focalisée sur un problème bien défini n’est pas justifiée. Afin de favoriser une transition rapide vers des technologies plus propres, une taxe carbone doit être complétée par des subventions ou des incitations à innover dans la bonne direction.

Une telle taxe vise, de surcroît, à décourager la consommation. Mais on sait que le gouvernement actuel a pour politique de pousser les gens à consommer, ce qui contredit sa prétention à considérer le climat comme bien commun. Tout aussi contradictoire est sa politique axée sur la construction tous azimuts : il est un fait qu’une partie des émissions de gaz à effet de serre liées au béton provient de son processus de fabrication, grand consommateur d’énergies fossiles, et des minéraux utilisés.

Coûteuse transition climatique

La consommation est un élément clé de l’analyse économique, dans laquelle la fonction d’utilité représente l’arbitrage entre consommation actuelle et consommation future. La fonction d’utilité aide à déterminer le montant de consommation que le décideur politique serait prêt à sacrifier aujourd’hui pour réaliser plus de valeur demain. Celle d’une politique du climat consiste à définir la somme de consommation à laquelle nous devons renoncer pour esquiver les dommages que le réchauffement climatique causera dans le futur.

Cela dépend de la façon dont nous abordons le problème de l’actualisation («discounting»). Lorsqu’on prend une mesure qui a un bénéfice futur, on doit évaluer la valeur actuelle de celui-ci. C’est le cas des décisions en matière climatique, dont les effets ne seront ressentis qu’après plusieurs décennies. Si une roupie dans 50 ans vaut une roupie aujourd’hui (zéro inflation), on sera très motivé à agir vigoureusement maintenant pour éviter des pertes. Mais si la valeur actuelle d’une roupie dans 50 ans est de 8 sous (avec un taux d’actualisation de 5 %), alors il n’y aura aucune motivation. Plus l’inflation est forte, incitant les gens à consommer, plus le taux d’actualisation est élevé…

C’est pourquoi, diront certains, c’est gaspiller de l’argent que d’investir massivement pour un risque lointain et incertain. La politique inflationniste du gouvernement ne peut que les rendre encore plus sceptiques, eux qui doivent se nourrir, se vêtir, se loger, avant de penser aux enjeux climatiques. Cela fait sens économiquement, mais pas moralement, car les générations futures comptent aussi, pas seulement les bénéficiaires de la pension de vieillesse.

À la place de l’obsession quantitative d’une «one-trillion economy», il convient de cibler une croissance économique qui a un moindre impact environnemental. Nos dirigeants devront alors accepter une croissance modérée mais plus qualitative, au risque d’accentuer la pauvreté et les inégalités. Qu’on ne s’y trompe pas : une stratégie climat fera baisser la production potentielle parce que du capital matériel (équipements, bâtiments), immatériel (technologies) et humain (qualifications) sera dévalorisé. La substitution du capital aux énergies fossiles exige d’énormes investissements dans des technologies fiables ; il faut améliorer l’efficacité énergétique ; et les consommations énergivores doivent être freinées par des efforts de sobriété. Ainsi sera la transition climatique : elle entraînera plus d’endettement, plus d’inflation, plus de chômage.

L’emploi, le pouvoir d’achat, est aussi un bien commun. Les humains ne se reconnaissent pas dans un seul bien commun. Il existe des biens communs parce que les individus n’ont pas la même vision du bien. Car ils n’ont pas les mêmes intérêts qui, d’ailleurs, peuvent changer selon le climat social.