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Les classiques : «La Nuit sacrée» de Tahar Ben Jelloun
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Les classiques : «La Nuit sacrée» de Tahar Ben Jelloun
La Nuit sacrée se présente sous la forme d’une histoire racontée par une vieille femme, Zahra, qui, s’étant assoupie sur la place publique de Marrakech (Maroc), se voit entourée d’un auditoire lorsqu’elle est soudain réveillée par le vent froid. L’auditoire la prend pour un des conteurs de la place et pense qu’elle «joue» ou qu’elle tente de se rappeler le récit qu’elle va faire. Étant dans l’impossibilité de se lever et de quitter la place, la vieille femme s’adresse à l’auditoire dans le but de ne pas le décevoir. Les différentes étapes de son récit sont comme des portes qu’elle ouvre pour révéler un secret jalousement gardé. Sur le plan strictement formel, le texte de Tahar Ben Jelloun est donc une transcription d’un conte oral.
Sur le plan du contenu, le récit se veut avant tout une mise au point. Les premières phrases sont assez explicites: «Ce qui importe c’est la vérité...Je vais parler, déposer les mots et le temps. Je me sens un peu lourde. Ce ne sont pas les années qui pèsent le plus, mais tout ce qui n’a pas été dit, tout ce que j’ai tu et dissimulé...» Mise au point d’une histoire étrange, invraisemblable. Zahra passe les vingt premières années de sa vie travestie en garçon par un père qui a peur de la honte et du déshonneur de n’avoir que des filles. Au cours de la Nuit sacrée, la vingt-septième du mois du Ramadan, son père, à l’agonie, le/la convoque à son chevet pour lui accorder sa «libération».
Comme chez Yukio Mishima, le réel et l’imaginaire se côtoient dans La Nuit sacrée. À tel point qu’il y a parfois un télescopage du temps. Des pans entiers du récit en témoignent. Dans un des chapitres, Cendre et sang, Zahra a une vision : ses cinq sœurs la torturent à tour de rôle. À la prison où elle est incarcérée, elle reçoit effectivement la visite de ses cinq sœurs qui, avec la complicité du gardien, la mutilent. Une vision prémonitoire ? Un souvenir d’enfance ou d’adolescence ? Ou une vision provoquée par la mutilation réelle et décrite avant celle-ci ? On ne saurait l’affirmer.
Quelque part entre le monde réel et le monde des rêveries et des cauchemars, il y a le Jeu, c’est-à-dire le travestissement de ce qui est. Après sa «libération», Zahra s’enfuit et trouve asile chez l’Assise, dont le frère, aveugle, est enseignant à l’école coranique. Comme l’Assise veut qu’il soit ministre ou ambassadeur, elle le nomme Consul dans une ville imaginaire d’un pays fantôme ! Pour ne pas déplaire à sa sœur, le «Consul» joue le jeu. Les conventions tacites de ce couple étrange se traduisent par un rituel quotidien qui prend l’allure d’un jeu théâtral : «Ils sortaient ensuite, sa main posée sur la sienne, et avançaient lentement en saluant une foule imaginaire...»
Cependant, La Nuit sacrée n’est pas seulement une réflexion sur les rapports complexes entre la réalité et l’illusion. Tahar Ben Jelloun y reprend les grands thèmes qu’il avait déjà esquissés dans ses oeuvres précédentes : le détournement de la religion, la mise hors la loi du désir et l’hypocrisie politique. Examinons le dernier.
Dans le chapitre Les oubliés, Zahra décrit une autre de ses visions: sa rencontre avec un homme qui lui révèle le secret de la vie et le visage de la mort. Le mourant lui raconte comment des gens pauvres, des mendiants, des clochards et des malades furent un jour appréhendés et entassés dans la grande salle de la foire aux animaux : «Ordre fut donné de nettoyer la ville, parce qu’un visiteur important, un étranger allait faire quelques pas dans les rues. Nous étions le visage sale et indésirable du pays.» Le travestissement d’une réalité jugée trop gênante peut donc mener à la démesure, au grotesque. Le jeune médecin, qui soigne Zahra, confirme la véracité de cette histoire et signale le silence complaisant des contrepouvoirs : «La police avait enfermé des mendiants et puis les a oubliés. La presse n’en a pas parlé. Mais ici la rumeur tient lieu de source sûre pour l’information. Tout le monde savait, mais personne n’est allé vérifier. Alors c’est devenu une histoire incroyable.»
«La Nuit sacrée», Tahar Ben Jelloun, Editions du Seuil, 192 pages
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