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Marylou Augustin: «Nous, Rodriguais, sommes un peuple de soumis»
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Marylou Augustin: «Nous, Rodriguais, sommes un peuple de soumis»
Elle est cash. Pas langue de bois pour un sou, la Marylou, membre du Mouvement rodriguais (MR). Chez elle, à Rodrigues, tout le monde la connaît. Sa carte de visite ? Des tourtes qui font le tour du monde et des saillies qui font le tour de l’île. Interview sans chichi.
Vous m’avez dit avant cette interview: «C’est l’entrepreneuse qui vous parle, pas l’adhérente du Mouvement rodriguais.» Pourquoi cette précaution ?
Si je m’exprime au nom du Mouvement rodriguais (MR), je suis obligée de concerter le parti. Or je souhaite parler librement, sans aucune contrainte.
Qui est derrière ce mot, «entrepreneuse» ?
Je suis directrice de La Tourterie, une société que j’ai créée en 2010. Je prépare et je vends, un peu partout dans le monde, des tourtes traditionnelles de Rodrigues. La demande est là, ça marche bien, j’emploie six personnes.
Trois ministres mauriciens ont débarqué dans l’île «autonome» avec une réforme électorale clé en main. On prend les Rodriguais pour des «tourtes» ?
Les Mauriciens sont des gens polis, ils n’ont pas débarqué ici sans être invités. Les commissaires n’osent pas le dire trop fort mais cette réforme a leur bénédiction. C’est un réflexe très local: dès qu’un sujet est un peu tendu, c’est de la faute de Maurice qui impose ses choix. C’est vrai pour l’eau, la santé, l’éducation, la maltraitance infantile. Les échecs, c’est à cause de Maurice. Les réussites, c’est grâce à l’Assemblée régionale.
De nombreux observateurs ont dénoncé l’absence de consultation sur la réforme électorale…
Ils se trompent. Des consultations, il y en a eues. Anerood Jugnauth est venu à Rodrigues, Serge Clair a multiplié les allers-retours à Maurice, ils ont travaillé ensemble. Le problème, c’est qu’ils l’ont fait en catimini. Une démocratie digne de ce nom aurait privilégié une consultation élargie. À travers les comités de village, par exemple. Cela aurait permis d’expliquer l’intérêt d’une réforme, ses objectifs, ses implications. Au lieu de ça, on nous met devant le fait accompli.
D’où la grogne ?
Quelle grogne ? Le plus choquant dans cette affaire, c’est que personne ne grogne vraiment. Les Rodriguais disent oui à tout, nous sommes des moutons. Cette réforme, pourtant, pose question. Pourquoi agir à la va-vite à quelques mois des élections ? Où est l’urgence ? Personne n’est dupe, c’est une stratégie du p’tit malin.
Le p’tit malin ?
Le chef commissaire. La réforme est une manoeuvre politique pour faciliter sa réélection. Tout le monde l’a compris mais ici on s’en émeut peu. Trois quarts de peur, un quart de je m’en-foutisme, les Rodriguais sont ainsi faits. Et si en plus l’Église valide, alors là, il n’y a plus matière à débat.
De quelle peur parlez-vous ?
La peur des représailles. Rodrigues, et c’est notre drame, est ultra-politisée. Le simple fait de dire «je ne suis pas d’accord» ou même «expliquez-moi» n’est pas conseillé, parce que vous êtes aussitôt catalogué «anti-gouvernement».
Et c’est grave ?
Disons que c’est problématique. Exemple, on entre en période de sécheresse, l’eau est livrée par camion. Celui qui pose trop de questions peut être sûr que le camion «oubliera» de passer chez lui. On en est là.
Et comment en est-on arrivé là ?
Les Rodriguais n’aiment pas faire de vague. C’est quelque chose de profondément ancré, une culture de la docilité, de l’obéissance. Nous avons laissé nos élus prendre trop de place, toute la place. Aujourd’hui tout passe par eux. Pour la moindre formalité administrative, il faut l’aval d’un commissaire, c’est infernal. Eux y trouvent leur compte: en se rendant indispensable, ils gardent les électeurs sous contrôle. Mais en même temps, ils les infantilisent et il ne faut pas s’étonner que les Rodriguais attendent tout du gouvernement: un camion d’eau, un toit, un travail. Cette dépendance est voulue et entretenue. Parce que le jour où l’on n’aura plus besoin de faire la queue pour supplier un fonctionnaire d’envoyer un camion d’eau, les politiciens perdront de leur emprise sur nous.
Ce jour est-il proche ?
Espérons-le ! En attendant, les gens se taisent. Ils préfèrent souffrir en silence. C’est triste à dire mais les Rodriguais sont un peuple de soumis. Par peur des représailles mais pas seulement. L’analphabétisme fait que les gens se plient plus facilement à ce que l’on décide pour eux. Il y a aussi le fait qu’ils ne voyagent pas ou très peu, ils ne peuvent pas comparer avec le «monde extérieur». Si je n’avais pas vécu dix ans à l’étranger, j’aurais probablement un autre discours.
À l’autre bout de votre discours, il y a ceux qui parlent d’indépendance…
Cette revendication est grotesque, nous sommes à des années-lumière de l’indépendance. Commençons par l’être à l’échelle individuelle, ce sera déjà un grand pas.
C’est-à-dire ?
Arrêtons de tout attendre des élus. L’important n’est pas de savoir qui est au pouvoir mais comment nous, les citoyens, pouvons reprendre le contrôle de nos propres vies. L’autre jour, dans une réunion, quelqu’un m’a murmuré à l’oreille: «Je suis avec toi Marylou, mais mon frère a fait une demande pour un job et je ne voudrais pas qu’à cause de moi, enfin, tu comprends…» Nous vivons dans l’île des non-dits.
Des bruits courent, des rumeurs circulent, mais les informations, les vraies, sont rares. Elles arrivent au compte-gouttes. Prenez la fièvre aphteuse: pendant un mois, on a dit aux éleveurs que leurs bêtes mouraient à cause des pesticides !
«Reprendre le contrôle de sa vie», dites-vous. Vous avez la recette ?
Il faut apprendre à débattre, à s’écouter les uns les autres, sans amalgame ni raccourci. Être opposé à cette réforme électorale, ce n’est pas être anti-gouvernement. Exprimer un point de vue différent de l’autre, ce n’est pas être adversaire.
En avez-vous, des adversaires ?
Cela fait six ans que j’attends une réponse pour un bail commercial. Six ans que j’aimerais embaucher du personnel. Six ans qu’on me traîne de bureau en bureau. C’est épuisant mais je ne me décourage pas. Je prends ça avec philosophie, je me dis que ce n’est pas grave, que la vie continue. De toute façon, je ne vais pas changer. Je suis prête à tout sacrifier, mon business, ma famille, pour réveiller les Rodriguais. J’ai 44 ans, pour ma génération il est déjà tard. Mais essayons au moins de poser les premières pierres. Ce que nos parents n’ont pas voulu voir, ou faire, on le paie aujourd’hui. J’ai une fille de 8 ans. Je ne conçois pas, quand elle aura mon âge, qu’elle ait à supplier des fonctionnaires pour avoir de l’eau.
Maintenant qu’on se connaît, vous me dites le secret de vos tourtes ?
Beaucoup d’amour… et un zeste de rébellion.
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