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Récit: le décompte de Noël d’une prostituée

24 décembre 2016, 18:00

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Récit: le décompte de Noël d’une prostituée

23 heures, 24 décembre. Jardin de la Compagnie. Adieu les belles lumières, qui pour une fois me rendaient ces pié lafours sympathiques. Le reste du temps, je les vois comme de grands tentacules, qui veulent m’emprisonner et me clouer au sol. M’enfoncer toujours plus loin sous terre. Vivante, hélas. La mort aurait été plus douce. Mais impossible. Quand on a donné la vie, comment se résigner à mourir ? Quand on a un enfant de trois ans qui dépend de soi, comment l’abandonner ?

Ce jardin est lugubre, les lianes lumineuses de Porlwi by Light n’étaient qu’un leurre. Un déguisement. Mon Port-Louis de nuit est glauque, hanté de coins sombres et d’âmes obscures. Les ombres et los ombres (les hommes) se tapissent partout. Ces hommes qui m’accostent ou se laissent accoster. Parfois honteux, parfois sales et puants, parfois fiers de leur autorité. Toujours animés d’un besoin bestial de domination. Ils paient, je me tais. J’ai oublié le goût du plaisir. Celui de la chaleur d’un corps qui me couve de son amour. Les chairs qui se frottent à moi sont comme des cactus, épineux, vénéneux. Chaque passe est un viol, même si j’y consens. Un viol de ma dignité, un viol physique, parfois, quand ils me forcent à la sodomie et que je ne veux pas. Un viol du respect, quand ils m’obligent à ne pas mettre de préservatif. Je ne peux l’accepter, je ne veux pas que ma fille se retrouve avec une mère séropositive. Mais les coups pleuvent. J’encaisse. Je suis plus forte qu’eux. Mais je ne peux pas me plaindre à la police. Je ne peux me plaindre à personne. Je ravale ma souffrance, ma dignité, comme j’avale le sperme nauséeux de ces verges qui m’étouffent. Ils veulent toujours aller plus loin, plus au fond.

Je me demande parfois si les rapports de force seraient différents si c’était l’homme le réceptacle. Si c’étaient les femmes qui s’introduisaient en eux. Peut-être que l’équilibre du monde en serait changé. Peut-être que les femmes seraient les dominantes. Mais qui peut s’intéresser aux considérations d’une fille de joie. De joie ! Tu parles. Il n’y a rien de joyeux. Même Madame Claude n’était pas joyeuse. Elle aussi trimbalait de profondes blessures.

Perdue dans ces pensées, je vois un homme avancer. Costume de père Noël sur le dos. Encore un sadique ! Il va vouloir jouer à des jeux dangereux, me frapper avec sa ceinture à grosse boucle. Mon esprit commence à s’éloigner. Je passe en mode dissociation. Mon corps entre en pilotage automatique. Ma bouche esquisse un sourire. Elle s’ouvre d’elle-même : «Bonsoir chéri, tu as besoin de quelque chose ?» Pas de réponse. Entre sa fausse barbe et son bonnet, je devine deux yeux brillants dans leur orbite. Des yeux concupiscents. Il attrape mon poignet. Ses doigts me font l’effet d’une brûlure. J’ai un mauvais pressentiment. «Je peux avoir la totale ? Je te donne Rs 1 000 parce que c’est Noël.»

J’hésite. Il me fait peur. Mais comment pourrais-je refuser Rs 1 000 ? Ma fille m’attend chez une amie, je lui ai promis qu’on ferait un bon repas de Noël et qu’elle aurait un joli cadeau, une tenue de Reine des Neiges. Il m’entraîne sous le ruisseau du Pouce. J’y ai une petite planque, tranquille. Je m’allonge sur les pierres, bien moins glacées que mon corps. Il commence à me caresser. Monte à la gorge. Il m’écrase de tout son poids. J’ai du mal à respirer, je commence à me débattre. Mais il doit peser 100 kg. Il me plaque une main sur la bouche. De l’autre, appuie sur ma trachée. Je suis une proie si facile, si vulnérable. Je vois des étoiles. Pas celles du ciel.

Pas celles annonciatrices d’espoir. Bien loin de l’étoile du Berger, en Galilée. Deux d’entre elles se détachent, se rapprochent. Les yeux de ma fille, pleine de vie, d’attente, d’amour. Ils me regardent, interrogateurs. Je voudrais les rassurer, leur dire que tout va bien aller. Mais je sais que non. Ma vision se trouble. Le noir envahit l’espace. Le néant s’approche. Il m’empoigne. Je sais qu’il ne va plus me lâcher jusqu’à ce que je pousse mon dernier souffle. Pourquoi ? Je ne mérite pas ça, mon enfant ne mérite pas ça. Personne ne mérite ça.