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Simon Gikandi : «Le prix Nobel, ce n’est pas une référence»
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Simon Gikandi : «Le prix Nobel, ce n’est pas une référence»
Votre spécialité c’est la littérature africaine postcoloniale. Est-ce vrai que la littérature mauricienne est à l’écart de la littérature africaine ?
Ce sentiment d’être à part rappelle que Maurice est une île. Les îles représentent à la fois la connexion et la déconnexion, avec des expériences communes à l’Afrique.
Vous pensez à un auteur en particulier ?
Lindsey Collen qui est née en Afrique du Sud. Sa manière d’écrire ressemble beaucoup à celle d’autres auteurs africains. Mais ce qui est différent, c’est le langage hybride pour parler des traditions de Maurice. Ce qu’on ne retrouve pas très souvent dans la littérature africaine, c’est le mélange des gens. La littérature sénégalaise parle du Sénégal, la littérature kenyane parle du Kenya.
C’est aussi radical que cela ?
La plupart du temps. Le Nigeria est le plus grand producteur de littérature en Afrique. Les préoccupations majeures de cette littérature tournent soit autour du Nigeria même, soit autour des mouvements des Nigérians. Alors que la littérature mauricienne ne peut pas s’intéresser qu’à Maurice.
Pourquoi pas ?
Parce qu’être à Maurice signifie être connecté à d’autres parties du monde. La littérature mauricienne est créolisée d’une manière qu’aucune littérature africaine ne l’est, à l’exception du Cap-Vert. Les îles sont les premiers espaces de la globalisation.
Comment la littérature africaine fait-elle face à la globalisation ?
Dans les années 1950 et 1960, la littérature africaine était dans un processus de nation building. Dans les années 1970 et 1980, la littérature était préoccupée par les crises des sociétés postcoloniales. Dans les années 1990, on a vu l’émergence d’une littérature africaine globale. Aujourd’hui, la Nigériane Chimamanda Ngozi Adichie vit la moitié de l’année à Washington et l’autre moitié à Lagos. Beaucoup d’auteurs africains vivant en Europe, écrivent dans la langue de leur pays d’adoption, contribuant à la globalisation de la littérature africaine. L’Ougandais Moses Isegawa écrit en hollandais. Ce n’est pas inhabituel de trouver des auteurs africains qui écrivent en allemand, en polonais, en russe ou en chinois.
Vous affirmez que les portes des anthologies de la littérature mondiale restent largement fermées aux auteurs africains.
Avec la globalisation, les auteurs africains sont séparés de leur public immédiat. Un auteur nigérian publié aux États-Unis ne l’est pas dans son pays. Il écrit pour un public nigérian qui n’est pas là. Les institutions qui publient les anthologies ne sont pas très intéressées par la littérature africaine. Elles choisissent des extraits sans avoir une vue d’ensemble.
Ces enseignants ne connaissent pas leur sujet ?
C’est mon principal grief. Mes étudiants doivent utiliser des anthologies qui se définissent comme des recueils de la littérature mondiale, alors qu’une partie du monde n’y figure pas. La littérature japonaise est représentée dès ses débuts, pareil pour la Chine, l’Inde. Pour l’Afrique, on parle des écrits de 1960.
En mettant cela sur le compte de la littérature orale ?
C’est de la paresse intellectuelle. Il y a la littérature égyptienne, arabe, swahili. Beaucoup de chercheurs ont déjà écrit dessus.
Vous appelez cela de la paresse, pas du racisme ?
(Un peu embarrassé) Je vais être prudent.
Pourquoi ?
Je ne veux pas supposer que ces gens ont de mauvaises intentions, parce que je travaille avec eux. Pour imaginer les autres il faut se ‘désimaginer’. Ce n’est pas de moi. La plupart des universitaires américains et européens ne se sont pas ‘désimaginés’. C’est pourquoi j’ai emmené les étudiants de Princeton à Maurice.
Expliquez-nous le but de ce séjour ?
C’est pour découvrir la multiplicité de l’Afrique. En arrivant, ils ont regardé autour d’eux et ont demandé : «sommes-nous vraiment en Afrique?» La nourriture que vous pensez être indienne est créolisée. J’ai dit à mes étudiants : «je vous parie que si vous demandez aux citoyens de Maurice de voter pour faire partie de l’Inde, il y aura une révolte». J’ai déjà accompagné des étudiants au Ghana et au Sénégal. C’est la première fois que nous venons à Maurice.
Cela devait absolument être Maurice ?
Oui, parce que je cherchais quelque chose qui remette en question leurs idées. Nous aurions pu aller à Durban, mais les subtilités de l’Afrique n’auraient pas été aussi frappantes. Les étudiants doivent lire Un océan de pavots d’Amitav Ghosh (NdlR : titre original, A sea of poppies). Le premier tome raconte le voyage en bateau. L’une des transformations de Maurice vient de ces gens différents, qui sont montés sur le même bateau. Qui plus est, un ancien négrier de Baltimore. Ce livre est une bonne entrée en matière pour comprendre Maurice.
Avec le nombre de gens d’origine africaine aux États-Unis et en Europe, une masse critique n’a-t-elle pas émergé ?
La première génération d’Africains née aux États-Unis est très liée à l’Afrique. Elle revendique le titre de Nigérian-Américain, Éthiopien-Américain. Si vous êtes publié aux États-Unis et co-publié à Lagos au Nigeria, c’est un immense marché qui s’ouvre à vous. Quand je suis arrivé aux États-Unis dans les années 1980, le marché américain n’était pas intéressé par l’Afrique. Aujourd’hui, on se plaint que l’Afrique est trop à la mode. On se demande jusqu’à quel point l’Afrique sera exploité.
Est-ce que les études africaines postcoloniales intéressent des personnes qui ne sont pas d’origine africaine ?
Oui, surtout depuis les années 1990 et 2000.
C’est très récent.
Quand j’ai commencé à enseigner dans les années 1980, il fallait se battre. C’est devenu mainstream à partir des années 1990. Il y a un besoin de dépasser la littérature américaine et européenne, initié par des étudiants. Ils ont dit, si on nous forme pour un monde globalisé, pourquoi est-ce qu’on nous enseigne certaines choses seulement ?
Est-ce que vous devez avoir des origines africaines pour enseigner ces littératures ?
Pas du tout. Les chiffres montrent que la majorité des enseignants de littérature africaine ne le sont pas. Les premiers universitaires à enseigner cette matière venaient du Peace Corps, dans les années 1960 (NdlR : des volontaires d’une agence indépendante du gouvernement américain). Aujourd’hui, la majeure partie des universitaires qui enseignent les littératures africaines n’en sont pas originaires.
Leur légitimité fait-elle débat ?
Il y a toujours des débats sur le droit de propriété. Ces deux dernières années, le débat s’est enflammé. C’est juste une phase.
Quelle sera la prochaine étape ?
Ce sera le statu quo. On dira bienvenue à tous ceux qui sont intéressés.
Le prix Nobel de littérature 2018 a été renvoyé d’une année. Seulement quatre écrivains d’Afrique l’ont obtenu [Wole Soyinka (1986), Naguib Mahfouz (1988), Nadine Gordimer (1991), John Maxwell Coetzee (2003)]. À quel point est-ce une référence pour vous ?
Le prix Nobel, ce n’est pas une référence. Parfois on le donne à des gens dont personne n’a jamais entendu parler.
Même pas les universitaires comme vous ?
Même pas les universitaires. Pourtant, je passe ma vie à lire. Le jury du prix Nobel a une politique qui lui est propre.
C’est la perversion de la politique ?
Ce sont des choix politiques d’un jury relativement conservateur. Quand ils se penchent sur la littérature africaine, ils cherchent des gens proches de leur sensibilité. Les Africains qui ont eu le Nobel le méritent. Gordimer fait figure d’exception. Elle était très engagée au sein du mouvement anti-apartheid. Elle a eu le prix au bon moment.
Vous avez marqué le 50e anniversaire d’œuvres telles Things fall apart de Chinua Achebe ou encore Song of Lawino du poète ougandais Okot p’Bitek. Est-ce toujours des références ?
Il y a une génération de lecteurs pour qui ces œuvres appartiennent au passé. On réagit à la littérature qui parle de notre temps. Mais il y a aussi l’histoire de la littérature. En littérature française, on étudie Racine, Corneille, Proust, Balzac, Flaubert, Baudelaire. On parle de Sartre, Camus. C’est ok, parce que c’est français. On ne peut pas comprendre l’émergence du roman sans les étudier. Reconnaître des œuvres phares n’a rien à voir avec leur pertinence aujourd’hui.
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