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ICAC: l’indécente volte-face (II) Rien que les faits

9 janvier 2019, 11:30

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ICAC: l’indécente volte-face (II) Rien que les faits

C’est le deuxième volet de notre article «l’indécente volte-face de l’ICAC». Hier, nous nous sommes interrogés sur la forme : pourquoi l’Independent Commission against Corruption (ICAC) de Navin Beekarry – nommé par le MSM – avait-elle initialement refusé de déposer devant le «Privy Council» pour ensuite se raviser en novembre dernier ? La réponse à cette question se trouve dans l’article de fond que nous produisons aujourd’hui : le «Perfected Written Case» écrit par Me Stuart Denney un «Queen’s Counsel» travaillant pour le compte de Deans Court Chambers, et soumis au «Privy Council» au nom de l’ICAC. Dans ce document, l’ICAC donne raison à la Cour suprême qui avait acquitté Pravind Jugnauth et démontre son désaccord sur les quatre «grounds of appeal» du bureau du DPP qui seront débattus à Londres mardi. Pour ce faire, elle contredit avec une déconcertante facilité ce qu’elle avait elle-même déclaré dans son «written submission» à la Cour suprême dans cette même affaire.

La preuve du conflit d’intérêts

Les juges de la Cour suprême ont estimé que la poursuite n’a pas démontré qu’il y a conflit d’intérêts. «Les magistrats de la cour intermédiaire se sont lourdement trompés quand ils ont condamné Pravind Jugnauth sur ce qui semble – à un citoyen juste et raisonnable – être un conflit d’intérêts», écrivent les juges Matadeen et Caunhye.

Question que pose le DPP aux «Law Lords» :
«L’État doit-il prouver un conflit d’intérêts ou est-ce suffisant de démontrer que le conflit d’intérêts est flagrant pour l’homme juste et raisonnable ?»

La position de l’ICAC devant le «Privy Council» (nov 2018):
«Nous sommes d’avis que la poursuite doit prouver les éléments de cette section et que la perception de ‘‘l’homme raisonnable’’ ne compte pas dans les éléments du délit.»

La position de l’ICAC devant la Cour suprême (17 déc 2015, pages 31 & 32)
«Les magistrats ne se sont pas basés sur une apparence ou une perception pour condamner Pravind Jugnauth, mais ils ont vu que les faits établissent la participation de l’accusé dans la commission du délit. (…) Il n’est pas important de noter que Pravind Jugnauth a tenté de se dépeindre comme un “insignificant cog-wheel’’ dans la réallocation des fonds avec une obligation d’agir comme il l’a fait en sa capacité de ministre des Finances. “The blunt fact”, c’est que son comportement donne l’apparence d’un conflit d’intérêts. Cela satisfait aussi tous les éléments du délit sous l’article 13(2) de la Prevention of Corruption Act (PoCA).»

Bonne foi et «Mens Rea»

Les juges Matadeen et Caunhye écrivent dans leur jugement que les magistrats de la cour intermédiaire ont commis une erreur en écartant le fait que Pravind Jugnauth avait déclaré son intérêt au Conseil des ministres. Ce qui constitue une preuve puissante de la bonne foi de l’accusé. Pravind Jugnauth avait auparavant argué qu’il ne savait pas qu’il signait pour MedPoint, le dossier «rouge» qui contient la feuille sur laquelle il a écrit «approved» et signé, faisait uniquement mention d’un «hôpital gériatrique».

Question que pose le DPP aux «Law Lords»
«La bonne foi suffit-elle comme défense ?»

La position de l’ICAC devant le «Privy Council» (nov 2018)
«Si Pravind Jugnauth ne pense/croit pas que sa soeur a un intérêt dans la décision de réallouer les fonds, la poursuite a donc échoué et n’a pu prouver un élément du délit ; l’élément de “bonne foi” comme argument de défense en soi n’est pas nécessaire.»

La position de l’ICAC devant la Cour suprême (17 déc 2015, pages 21, 22 et 23)
«Le fait que les magistrats aient estimé que l’interdiction citée dans l’article 13 de la PoCA est absolue (NdlR, participer dans la procédure conduisant à une décision pouvant favoriser un proche), n’implique pas, de facto, qu’ils aient écarté la nécessité de prouver la connaissance de cause.

Les magistrats qui ont vu Pravind Jugnauth déposer en cour ont compris que son raisonnement est dépourvu de sens. ll a décliné son intérêt au Conseil des ministres. Il aurait pu et aurait dû facilement faire le lien entre “hôpital gériatrique” et MedPoint Ltd. (…) On ne peut pas donner tort aux magistrats qui ne l’ont pas cru quand Pravind Jugnauth a dit qu’il n’a pas ouvert les feuilles du fichier rouge qui se référait exactement à MedPoint Ltd, surtout quand il avoue lui-même que la somme impliquée est importante.

Même s’il fallait considérer la bonne foi, Pravind Jugnauth n’a pas agi de manière raisonnable et acceptable. Il a reconnu qu’il ne devait prendre part à aucune procédure autour de l’hôpital gériatrique (…). Il aurait pu déléguer au secrétaire financier le pouvoir de réallouer, (…) mais il s’est mis en posture de conflit d’intérêts.»

L’intérêt personnel de Shalini Malhotra

Les juges Matadeen et Caunhye expliquent que la vente de la clinique à l’État n’implique pas forcément un «intérêt personnel» pour Shalini Malhotra, la soeur de Pravind Jugnauth, même si celle-ci détient 23 % des actions dans MedPoint Ltd. «Les magistrats se sont trompés en liant automatiquement l’intérêt de la compagnie MedPoint à l’intérêt personnel de l’individu Shalini Malhotra», disent-ils.

Question que pose le DPP aux «Law Lords»
«Est-ce que l’actionnariat d’un “relative” d’un “public official” dans une compagnie qui obtient un contrat du gouvernement constitue un intérêt personnel ?»

La position de l’ICAC devant le «Privy Council» (nov 2018)
«Si la poursuite arrive à démontrer les bénéfices tirés de la décision du “public official”, cela peut constituer un intérêt personnel. Mais, dans le cas présent, elle ne l’a pas fait. Vu que la décision portait sur la décision de réallouer les fonds à l’interne pour le gouvernement, nous ne voyons pas comment la poursuite aurait pu démontrer cela.»

La position de l’ICAC devant la Cour suprême (17 déc 2015, pages 7,9,11)
«Les magistrats ont eu parfaitement raison de penser que les fonds de Rs 144 millions payés à MedPoint Ltd auraient inévitablement un impact sur l’intérêt personnel (économique) d’un actionnaire détenant 23 % dans la compagnie. (…)

Le fait que Mme Malhotra soit personnellement présente devant le notaire pour la vente de MedPoint Ltd, ne peut que démontrer que ses intérêts personnels et ceux de la compagnie sont liés. Elle a donné son accord pour la vente. On ne peut pas dire qu’elle n’a pas d’intérêt personnel dans la décision du gouvernement de trouver des fonds pour payer. (…)

En fait, le délit, “conflit d’intérêts”, ne doit pas être jugé sur le bénéfice, mais sur le comportement du “public official”.»

Simple procédure administrative ?

Les juges Matadeen et Caunhye ont établi que le contrat avait déjà été alloué. «Les magistrats ont complètement tort en associant la signature de Pravind Jugnauth à un intérêt personnel pour sa soeur. Cette décision ne consiste pas à ‘‘trouver’’ des fonds qui avaient déjà été identifiés. Il s’agissait juste de réallouer la provenance des fonds».

Question que pose le DPP aux «Law Lords»
«Une fois qu’un contrat est alloué à une compagnie dans laquelle son “relative” détient des actions, un “public official” peut-il prendre part dans la décision d’exécuter le contrat sans enfreindre l’article 13(2) de la PoCA ?»

La position de l’ICAC devant le «Privy Council» (nov 2018)
«Cela dépend du contrat, mais là où il est clairement établi qu’il s’agit juste d’une réallocation des fonds, il est difficile d’établir comment une compagnie, et encore moins ses directeurs et actionnaires, peuvent en titer des bénéfices personnels.»

La position de l’ICAC devant la Cour suprême (17 déc 2015, pages 7,9,11)
«Même si le Central Procurement Board avait alloué le contrat pour l’achat du terrain et du bâtiment de MedPoint Ltd, obligeant ainsi l’État à payer, le geste de Pravind Jugnauth était décisif. Ce geste permet non seulement à l’État de payer, mais aussi de trouver des fonds. (…)

Les magistrats ont eu raison d’estimer que Pravind Jugnauth a participé aux “proceedings”. (…) L’accord final a été donné par sa signature le 23 décembre 2010. Cela ne constitue pas un simple geste administratif.»

«The commission acted in good faith without fear or favour»

Il s’agit d’une pratique courante dans les cours de justice. C’est là le point avancé par l’ICAC pour expliquer son changement de position quant au rôle qu’elle veut jouer devant le Privy Council dans l’affaire MedPoint.

Sa réaction était très attendue après les révélations de l’express dans son édition d’hier. Comment expliquer la volte-face de la commission anticorruption dans l’affaire MedPoint ? Dans l’après-midi d’hier, l’Independent Commission against Corruption (ICAC) a voulu donner sa version des faits. Dans un communiqué, elle «exprime ses réserves» sur le contenu de l’article publié par l’express qui, selon elle, est «based on incomplete information, inaccuracies and wrong interpretations».

La commission insiste, d’autre part, que toute démarche a été faite selon la loi et qu’elle a agi de bonne foi. «The Commission wishes to state that any decision in relation to the present appeal pending before the Judicial Committee of the Privy Council has been taken in strict compliance with the rule of law, procedure and in respect of the judicial process. In so doing, the Commission acted in good faith and without fear or favour», soutient-elle.

L’ICAC se défend en insistant que chaque décision prise entre le 6 février et le 22 novembre 2018 est conforme aux procédures courantes dans les tribunaux. Ces décisions, indique-t-elle, ont été prises après que les divers avis légaux indépendants ont été consultés. «In the circumstances, the Commission calls for restraint in view of the sub judice nature of the present appeal which is to be determined next week, as any comment on the matter may be construed as contempt of court», insiste-t-elle.

Réactions politiques

«Révoltant», «choquant», «pas normal»… Série de réactions politiques suivant la nouvelle stratégie adoptée par l’ICAC dans l’affaire MedPoint devant le «Privy Council» mardi prochain.

Paul Bérenger, le leader du MMM 

«C’est révoltant! J’interviendrai largement là-dessus lors de ma première conférence de presse samedi.»

Xavier-Luc Duval, leader de l’opposition

«Le Directeur des poursuites publiques est seul dans cette affaire et il se montre à la hauteur. Il n’y a que le judiciaire qui a conservé son indépendance. Toutes les autres institutions sont politisées. Ce changement de position de l’ICAC fait que Maurice est entré de plain-pied dans la catégorie de république bananière. Le PMSD a quitté le gouvernement en 2016 en raison de la Prosecution Commission, un projet de loi qui aurait empiété sur l’indépendance du DPP. Aujourd’hui, cela ne fait aucun doute que le but de cette loi était d’éliminer les opposants politiques et de rayer l’affaire Med- Point. Le PMSD a sauvé la démocratie.»

Johnson Roussety, ancien chef commissaire de Rodrigues

«C’est aberrant. Ce n’est pas normal qu’à ce stade de l’affaire, l’ICAC change de position. Je n’ai jamais vu la poursuite s e ranger du côté de l’accusé dans un procès. La commission aurait dû avoir la décence de laisser le DPP faire son travail. Pour quelle raison l’ICAC n’a pas pris la même position devant la Cour suprême ? D’ailleurs, j’estime que c’est une institution politique. Il y a eu de nombreux cas rapportés à Rodrigues concernant le gouvernement régional, mais il semblerait qu’il n’y a pas eu de suite.»

Zouberr Joomaye, porte-parole du gouvernement

«Comme l’affaire est en cour, il n’est pas approprié de faire un commentaire. C’est sub judice. De toute façon, l’ICAC est une institution indépendante, on ne pourra pas commenter sur sa prise de position.»

Navin Ramgoolam, le leader du PTr

«Choquant ! Je préfère ne pas en dire plus avant d’avoir tous les éléments mais je peux vous dire que les Law Lords ne vont pas apprécier ce genre de manoeuvres.»

Nicolas Von-Mally, Minority Leader de Rodrigues

«C’est dangereux pour la République. Déjà, l’ICAC était peu crédible. Elle risque de perdre le peu qui lui restait. Si le peuple perd confiance dans la justice ou dans les institutions qui travaillent pour la justice, c’est dangereux pour l’harmonie dans le pays. Il ne faut pas que la justice soit comme un filet qui laisse passer les grosses mouches alors que les petites sont prises au piège. Comment vont réagir ces petites gens qui sont obligées de payer une amende pour une petite contravention ? C’est la réputation de Maurice qui risque d’en prendre un coup.»

Alan Ganoo, président du Mouvement patriotique

«La volte-face de l’ICAC est étrange. C’est du jamaisvu dans l’histoire judiciaire, selon mon expérience. Même si c’est vrai que la commission a eu de nouveaux avis légaux, cela ne peut empêcher l’opinion publique d’avoir un regard suspect sur ce revirement de situation. Quand le DPP avait entamé les procédures pour que l’affaire aille devant le Privy Council, l’ICAC était d’accord. Elle n’avait soulevé aucune objection. C’est elle-même qui a fait l’enquête dans cette affaire. Maintenant sa crédibilité est entachée. Comment les Law Lords vont prendre ce revirement de situation ? Tous les pays du Commonwealth suivent cette affaire qui fera jurisprudence. En tout cas, j’ai confiance dans les Law Lords.»