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Jay Hurlall: «Mo pa exper, mé mo konn lamer Mahébourg»
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Jay Hurlall: «Mo pa exper, mé mo konn lamer Mahébourg»
Il personnifie l’authenticité mahébourgeoise. Discret, presque timide, ce pêcheur professionnel devenu plaisancier se nourrit de la mer depuis 32 ans. Il n’est pas du genre à dramatiser l’impact du «MV Wakashio» sur «son» lagon et il est d’une rafraîchissante franchise en pleine marée noire. Il ne cherche pas la propagande ou être sur les journaux à tout prix. Sa priorité : nettoyer son lagon et placer des bouées anti-pollution.
En discutant pêche, poissons, bateaux avec les habitants de Mahébourg, on a cru comprendre que vous étiez très connu ?
(Gêné). Oui, un peu. Je suis pêcheur professionnel et aussi plaisancier. J’échange, je communique, je collabore avec des plaisanciers de toutes les côtes de l’île. Je suppose que, oui, je suis connu.
Vous pêchez depuis longtemps ?
J’ai aujourd’hui 55 ans. Dépi mo éna 13 an mo’nn tonb dan lamer. Mo ankor dan lamer. Mon papa avait beaucoup d’enfants. Nous étions six frères et six sœurs. On survivait. Mon papa était déjà pêcheur et il était le seul à travailler. Certains de mes frères et sœurs ont rési fer lékol. Mwa mo’nn fer lékol ziska 5e . J’ai commencé à lui donner un coup de main. Depuis, j’y suis resté.
Votre papa pêchait à Mahébourg déjà ?
Oui. Mon papa habitait Grand-Port. Avec mes deux sœurs aînées, il est venu habiter à Mahébourg. Nous, mes autres frères et sœurs, sommes nés à Mahébourg.
Mahébourg est aujourd’hui le centre de l’île, le centre du monde presque…
C’est chagrinant. Que voulez-vous que je vous dise ? La catastrophe a déjà eu lieu. On ne peut rien y faire. C’est triste mais il n’y a qu’une chose à faire : espérer que les choses aillent mieux avec le temps. Le tourisme est déjà à terre. Nou bann bato pé déza dormi. Aster lapes ousi tasé.
Qu’allez-vous faire ? La mer, c’est votre gagne-pain…
Wi, samem mo travay. Ce n’est pas facile. Le gouvernement nous aide un peu. Ce n’est pas suffisant. Mé ki pou fer ? Bizin manz ar li. Je ne vais plus pêcher. Et même si je le faisais, les poissons pêchés n’auront aucune valeur. Même si je pêche un poisson qui n’a pas été contaminé, personne n’achètera plus les poissons de Mahébourg. Ceux-ci sont pourtant connus à travers l’île. Tou dimounn koz pwason korn Mahébourg. J’ai – je ne sais pas si je devrais dire «j’avais» – des clients de toute l’île. Certainement je vais pêcher au large ; encore plus au large. Mais je dois passer par le lagon, et mes appâts (crevettes, mollusques, petits poissons) je dois les trouver dans le lagon.
Ça va durer combien de temps ? Certains scientifiques pensent que le lagon et tous ceux qui y vivent prendront jusqu’à dix ans avant de retrouver son état pré-Wakashio. Vous en pensez quoi, vous ?
D’après mon expérience, je pense que oui, dix ans, ce serait exact. Le carburant tue les petits poissons, les petits crabes, bann ti mouk, bann ti krévet, les petits poissons dans les mangliers, les espèces qui pondent à terre dans les rochers. Les rochers contiennent euxmêmes du carburant ek koltar. Où est-ce qu’il va pondre le poisson ? C’est un très, très long cycle et une longue chaîne. Ça va prendre du temps. Il se peut que je ne sois plus là avant que tout redevienne à la normale. Mais hors du lagon, si un pêcheur sait s’y prendre, li kapav tras enn lavi andéor lagon. Mais le lagon, oubliez. Il faudra qu’on aille installer des «casiers corne», «casiers poisson blanc» hors du lagon.
À ce qu’il paraît, le Wakashio s’est échoué pile poil là où les pêcheurs installent d’habitude leurs casiers à homards ?
Oui. Pas que là-bas. Mais c’est un lieu connu des pêcheurs. Certains y pêchent. D’autres y installent des casiers. Il faudra aller ailleurs.
Une marée noire, ça vous a déjà traversé l’esprit ?
Non. Du tout. J’ai déjà vu des images dans d’autres pays à la télé. Mais je n’aurais jamais cru ça possible ici. Je suis plus mentalement préparé à vivre la fin du monde que de vivre ça. (Rires)
Pourquoi c’est différent du MV Benita ?
Benita, c’était à Le Bouchon. Li ti tonb enn plas kot so lagon bien tipti. Ce n’était pas aussi dramatique. Là-bas, c’était proche de la terre. C’était plus facile à gérer. Mé sann-la inn tomb enn plas ki inpé lwin. On appelle ce lieu Ros-Zozo. C’est le pire endroit où cela pouvait se produire. En plus, quand son réservoir s’est cassé et a provoqué la fuite d’huile, celle-ci a été emportée par un mauvais courant qui a tout poussé dans le lagon. Voilà le résultat.
Pourquoi vous appelez ce lieu «Ros-Zozo» ?
Parce qu’il y a beaucoup de rochers.
Les gros navires y passent souvent ?
Ils passent un peu plus au large. Je trouve assez louche que le Wakashio soit passé par-là. Kouma linn kapav inn tomb la !
Quand avez-vous su qu’il y avait un naufrage ?
Samedi soir, je n’en savais rien. Dimanche, je suis allé pêcher vers 5 h 30 du matin dans bar-som (moment qui précède bar lizour, c’està-dire les premières lueurs de l’aube). J’ai vu des lumières. Dans la nuit, cela ressemble à une maison. Je me suis dit : «Qu’est-ce que c’est que cette chose qui n’est pas là d’habitude ?» J’ai pensé que c’était un navire qui passait au large. Quand quelques minutes plus tard, inn fer barlizour, et que j’ai vu le bateau sur les récifs, j’ai eu un choc.
Vous avez pu pêcher ?
Oui. Vous savez, au premier jour, le navire n’avait pas encore fait de dégâts. Il avait la tête dans les récifs et la queue en eau profonde. D’après mon expérience, au premier jour, on aurait pu attacher le navire à deux grosses ancres jetées, l’une au Nord, l’autre au Sud à 200-300 brasses, pour maintenir la queue en eaux profondes.
On aurait pu sortir le bateau des récifs ?
Pourquoi pas ?Avec les remorques de Port-Louis. Zis so latet ti lor brizan. C’est par la suite que le flanc s’est aussi affalé contre les récifs. Vous savez, un navire, ce n’est pas comme un bateau. Le tirant d’eau est profond avec des cales remplies ou vides qui maintiennent la ligne de flottaison. Avec les vagues, la mauvaise marée, le flanc a tapé contre les récifs, et c’est à partir de là que le drame était inévitable. Mais au premier ou deuxième jour, on aurait pu l’extirper des récifs. C’est par la suite que bann gro laoul inn apiy li an traver lor so flan lor sek ek linn fer bann krak. S’ils ne pouvaient pas l’extirper, ils auraient pu, au pire, maintenir la queue en eaux profondes avec des ancres.
«Il se peut que je ne sois plus là avant que tout redevienne à la normale…»
Les récifs, c’est du solide hein…
Ki ou pé dir ou ?Saem apel sa Ros-Zozo. Ce ne sont pas des récifs plats. Il y a des dizaines, des centaines de rochers et coraux immergés. Avec les vagues, il s’enfonce un peu plus dans ces rochers.
Vous saviez dès le premier jour qu’on risquait une marée noire ?
Oui, nous, on le savait. Le lieu où ce navire s’est échoué, si on ne l’extirpe pas de là, il y aurait des problèmes. Mes amis et moi avons dit aux autorités qu’il fallait le sortir parce que c’est un danger pour le lagon de Mahébourg. Mais c’est arrivé. Pa kapav fer nanié, ki nou pou fer aster ? Ce n’est pas ce qu’on souhaitait. Ne pas pouvoir pêcher – alors qu’on vient tout juste de passer par un confinement durant lequel j’ai personnellement perdu jusqu’à Rs 100 000 de casiers que je n’ai pas pu aller récupérer – et nous retrouver dans une telle difficulté, ce n’est pas ce qu’on souhaitait. Mais c’est arrivé. Que voulez-vous que je vous dise ?
Donc, c’est vrai que le pompage du fioul était impossible à cause du mauvais temps ?
Impossible, je ne sais pas. Tout dépend des moyens que l’on y met. Mais que la mer ait été mauvaise, ça ce n’est pas faux. Et ici, en hiver, les mauvaises marées durent. Ce n’est pas comme en été où, le lendemain, la mer est à nouveau navigable pour nous. En hiver, ça peut durer plusieurs jours.
Les garde-côtes d’ici, vous les connaissez ?
Oui. Je les connais tous. Même ceux des autres postes, je les connais et ils me connaissent.
Ils vous ont consultés ?
Non, mais nous, on leur avait dit que s’ils avaient besoin d’un coup de main, on était dis- posé à les aider. On leur a dit plusieurs fois. On leur a dit qu’on pouvait les aider et les guider jusqu’au navire. Parce que nous, les pêcheurs, nous savons comment nous y rendre. Si quelqu’un s’y aventure, il va s’échouer contre les coraux, tas lor sek. En plus avec la marée d’hiver, bizin triyangé.
C’est vous qui les avez guidés ?
Non. Ils se sont débrouillés. Les hélicos sont arrivés. Je suppose aussi que des experts étrangers les ont conseillés.
Quand avez-vous su que le fioul était en train de s’échapper du navire ?
Avant que les autorités ne le disent officiellement. Avant qu’il ne s’échappe même. Parce que je voyais la couleur de l’eau autour. C’était comme une usine à chaux. C’était provoqué par l’énorme poids du navire contre les coraux. C’était clair que le navire subissait d’énormes chocs et qu’il allait se fissurer.
Les garde-côtes ont installé des «booms» anti-pollution dès le début ?
Moi, je n’en ai pas vu. C’est après la fissure que j’ai vu que les garde-côtes en installer.
Pour vous qui connaissez la mer et les courants, vous pensez qu’installer les «booms» plus tôt aurait faire une différence ?
Une énorme différence. Si on l’avait bien barricadé de tous côtés avec des booms, évidemment sur le côté haute mer ça n’aurait pas été possible, l’huile n’aurait pas atteint les lagons. On l’aurait stoppé ici même avec ces bouées. On a installé les barrages après la fissure. Avec les courants, la météo, l’huile s’est propagée. Il était trop tard. Vous savez, dans notre jargon, on appelle ça vannsi vannter (NdlR, brise de mer et brise de terre). S’il n’y avait qu’un seul type de vent, toute l’huile aurait convergé dans une seule direction. Mais nous avons eu des brises changeantes. Voilà pourquoi l’huile a flotté jusqu’à Grand-Sable, Bois-des-Amourettes, Rivière-des-Créoles.
Que faites-vous de vos journées maintenant ?
Je viens à peine de rentrer. On va nettoyer. On va installer les boudins. On travaille en équipe. C’est une belle cohésion, avec les volontaires et tout.
Et les garde-côtes ? Ils vous demandent où installer les bouées ?
On le leur dit. Mais vous savez, ils ont leur propre compréhension de la situation. Quand vous les conseillez, ils ne vous écoutent pas. Zot pran péser-la pou kouyon. Mais cela ne veut pas dire qu’on ait tort. Je ne regarde personne d’en haut, je ne critique pas les autorités, mais un ingénieur ou un expert qui a étudié en classe, kinn aprann lor papié, ce n’est pas comme nous qui avons appris avec nos mains. Sur papier, je ne suis pas expert, mé mo konn lamer. C’est vrai je ne suis peut-être pas aussi éduqué, certains kapav finn lir, mé li kapav malin zis lor papyé. Mais ici à Ros-Zozo, papié pa servi nanié isi ein. Je les ai vus à l’œuvre. Vous savez que des ministres sont montés à bord d’un bateau, qui s’est emmêlé dans les cordages d’une bouée de catamaran au départ, puis ils ont heurté des coraux et ont dû rentrer sans pouvoir accoster le navire ?
Vous rigolez ? Ici ? Cette semaine ?
Je vous assure. S’ils nous avaient demandé, à nous, les pêcheurs, de les accompagner, on l’aurait fait.
Quels ministres ?
Bah ! Monsieur le Premier ministre luimême ! Il y avait M. Seeruttun, Dr Joomaye. Ils voulaient se rendre près du Wakashio à bord d’un bateau rouge venu de Port-Louis. Ils n’ont même pas pu approcher les lieux. Nous on a proposé notre aide. Vous savez, il y a des coraux qui ont poussé en hiver à Ros-Zozo. On appelle ça des koray sovaz. Si ou pa koné ou pas laba, ou vinn fou sa. Mais bon, s’ils n’en font qu’à leur tête, je n’y peux rien. Par contre, je fais ce que je peux parce que j’aime mon pays, j’aime ma mer, j’aime cette mer qui me nourrit, ma famille et moi.
Au moins une note positive. Des Mauriciens venant de partout sont venus aider à Mahébourg.
Oui, ça c’est merveilleux. Il y a beaucoup de volonté dans cette petite île Maurice.
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