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Praveen Swami: «L’Inde, comme toutes les puissances, aspire les données des câbles sous-marins...»
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Praveen Swami: «L’Inde, comme toutes les puissances, aspire les données des câbles sous-marins...»
Considéré par ses pairs comme le journaliste indien le plus informé en matière de sécurité nationale, Praveen Swami a soulevé un tollé à Maurice en avançant – avant Bobby Hurreeram ! – la surveillance de Huawei comme motif d’intervention à Baie-du-Jacotet. Dans son article où il cite, sans les nommer, ses sources sécuritaires, il affirme que tout ce qui s’est passé était une contre-attaque vis-à-vis de la Chine. Malgré nos doutes exprimés sur la fiabilité de ses informations et les motivations de ses informateurs, l’homme est resté très sympathique et a bien voulu répondre à nos questions, selon ses convictions et sa perception de la réalité.
Se peut-il que vos sources des services de sécurité indienne, en vous mettant la puce Huawei à l’oreille, fassent partie d’un complot indo-mauricien pour sortir Pravind Jugnauth du bourbier dans lequel il s’est empêtré ?
Il est d’abord important de faire ressortir que je ne suis pas le porte-parole du gouvernement indien. Tout ce que je dirai dans cet entretien relève de mes opinions et de mon interprétation des faits. Pour répondre à votre question, la controverse autour de l’implication de Huawei dans l’espionnage numérique n’est pas secrète. Comme je l’ai écrit dans l’article, nous avons vu de nombreux contrats avec Huawei Submarine Cables être résiliés, par exemple, celui qui devait relier les îles du Pacifique à Guam (territoire des États-Unis), ou encore ces mêmes îles à l’Australie. Et ailleurs dans le monde, il y a évidemment toute la polémique avec la 5G de Huawei et la compagnie chinoise a été bannie. Tout cela est documenté. Chez vous, le câble sous-marin qui relie Rodrigues à Maurice est de Huawei. Huawei est également l’équipementier de votre projet Safe City. Les officiels indiens croient qu’il y a ainsi un risque d’espionnage chez vous. Le fondement de ces croyances ne peut être établi que par un examen d’experts. Moi, je ne peux pas l’établir. Par contre, je ne pense pas que l’inquiétude et la suspicion soient, en soi, complètement déraisonnables.
L’ambassadeur chinois à Maurice a démenti et condamné fortement l’association de Huawei au scandale indo-mauricien.
Le démenti de l’ambassadeur chinois fait partie d’un modèle bien établi de réponses au scandale. Vous vous souviendrez qu’après que l’Allemagne et certains autres pays occidentaux ont banni Huawei de la 5G, la Chine a répondu très fortement.
Maurice est-il devenu un nouveau théâtre d’expression des relations déjà compliquées entre l’Inde et la Chine ?
Cela fait un certain temps que les relations entre les deux pays sont thwarted avec la crise qui dure le long de l’Himalaya. Il y a une inquiétude grandissante de la Chine par rapport à l’implication indienne dans l’architecture et l’écosystème sécuritaire occidental. Je ne vous apprends rien en vous disant que la présence de plus en plus forte des deux pays dans la partie africaine de l’océan Indien, les a poussés tous deux à accroître leur infrastructure et leur état d’alerte préventives militaires. La réalité, c’est que tous les pays, incluant les États-Unis, le Royaume-Uni et la Chine, cherchent à épier le trafic internet via de multiples méthodes. Il y a eu des révélations au sujet des États-Unis (NdlR : les preuves publiées par Edward Snowden), il y a quelques années et c’est malheureusement le comportement de toutes les superpuissances. Le démenti chinois chez vous équivaut au démenti de n’importe quel ambassadeur de n’importe quel pays qui se retrouverait dans cette situation. Digital espionnage is part and parcel of modern life. Les pays capturent une grande quantité de données.
Mais pour Huawei, rien n’a été prouvé jusqu’à l’heure dans le monde. Alors qu’en Inde, nous avons vu Pegasus et Tek Fog. Ce qui me fait dire que dans le scandale qui secoue Maurice, la balance de crédibilité penche plus en faveur de la Chine au détriment de l’Inde.
Permettez que je doute que pour Huawei et la Chine, ce ne sont que des soupçons. Il y a eu une série d’enquêtes criminelles sur l’implication chinoise dans le cyber espionnage et les cyberattaques dans plusieurs parties du monde. C’est vrai que la Chine n’est absolument pas le seul pays à s’y adonner. L’Inde aussi le fait mais les capacités indiennes dans l’espionnage sont relativement faibles comparées aux autres puissances. Plusieurs voix se font entendre dans le monde pour réclamer plus de protection du droit à la vie privée pour vous et moi pendant que les États augmentent leur capacité de surveillance. Moi je suis journaliste spécialisé dans la sécurité nationale ; je suis malheureusement pessimiste qu’un jour les pays arrêtent de s’espionner l’un et l’autre. L’espionnage existe depuis l’histoire du début des civilisations. Les progrès technologiques qui améliorent le quotidien de l’être humain ont toujours aussi desservi l’espionnage. Quand les États clament l’innocence et qu’ils prétendent «non, nous on ne ferait pas ça», je n’y crois pas du tout.
Et l’Inde voudrait dans cette logique espionner le trafic numérique stratégique de l’océan Indien ?
Most certainly. Comme tout le monde. Les États-Unis disposent d’infrastructures très sophistiquées à Diego Garcia. Il y a La Réunion à côté de vous. Tout cela fait que l’Inde serait évidemment intéressée à y recueillir le maximum d’informations. Encore plus maintenant avec la présence de Huawei sur votre territoire. Et c’est la forme de cette présence de Huawei qui me fait dire que l’Inde peut avoir de bonnes raisons d’être suspicieuse et que ses soupçons peuvent reposer sur des arguments raisonnables.
L’information la plus retentissante de votre papier et dont on parle pourtant moins, c’est que vous dites que l’Inde a installé des équipements de «sniffing» à Kochi à l’une des autres extrémités du câble SAFE. Comment se…
(Il n’attend pas la fin de la question).
Justement. C’est en ligne avec ce que je vous dis depuis le début de notre conversation. Le projet indien de surveillance de masse et de moisson de données numériques n’est absolument pas nouveau. Il date de plusieurs années. J’ai écrit des dizaines d’articles là-dessus. Depuis plus d’une décennie, l’Inde essaie d’aménager des infrastructures de surveillance numérique aux landing stations. La faiblesse indienne c’est qu’au-delà d’accéder et d’aspirer ces données, il faut les analyser. Dans ce domaine, les capacités de la Five-Eyes Alliance (NdlR : Une alliance Australie, Canada, Royaume-Uni, Nouvelle-Zélande, États-Unis décrite par Snowden comme une agence de renseignements supranationale) dépassent grandement celles de l’Inde. Je pense que les compétences indiennes se limitent à détecter le flux du trafic pour voir s’il y a des data packets qui se dirigent suspicieusement vers des serveurs suspects et qui démontreraient l’existence d’illegal harvesting particulièrement par la Chine. That’s pretty much what India has been doing through its submarine signal harvesting. Je peux me tromper. Mais l’Inde n’a pas les capacités de décryptage. Je répète, je peux me tromper, mais selon moi c’est la Five-Eyes Alliance qui détient cette technologie.
«Le démenti de l’ambassadeur chinois découle d’un modèle bien établi de réponses au scandale Huawei dans le monde.»
Comparons, si vous le voulez bien nos notes sur Agalega à présent. L’intention indienne est bien d’y aménager une base militaire, n’est-ce pas ?
Cela dépend de ce que vous appelez une base. Je ne pense pas qu’il y aura une permanence militaire indienne. Mais l’allongement de la piste ne servirait à rien s’il n’y avait pas d’atterrissage d’appareils militaires. Les avions civils n’auraient pas besoin d’une telle piste. À mon avis, ce ne sera qu’un point de décollage et de ravitaillement que l’Inde et les autres pays engagés dans la surveillance de l’océan Indien – la France par exemple – pourront utiliser pour cette activité. Vous n’avez pas besoin, à proprement parler, d’une base pour cela. À l’avenir, où cela va-t-il vous conduire, je ne le sais pas. D’autres nations africaines, Djibouti par exemple, ont généré beaucoup de revenus en louant de telles facilités, non pas à une seule superpuissance, mais à plusieurs. Whether Mauritius will go down that road in the future, I can’t say. But it will be interesting to watch.
Vous avez quand même vu les photos, n’est-ce pas ?
Vous savez, je ne suis pas expert en photos satellites, mais je ne vois pas une grande base navale indienne. Et l’Inde de toute façon ne dispose pas d’une flotte qui mériterait un déploiement offshore important et permanent. Dans 50 ans peut-être. Mais pas aujourd’hui.
Que faites-vous de la volonté connue de l’inde à transformer «the Indian Ocean into India’s Ocean» ?
(Rires). C’est le vœu de certaines personnes en Inde. Mais il y a une grande différence entre wanting something to happen and having the capabilities to make something happen. Je vous renvoie à ma précédente réponse. L’Inde n’a pas encore ces grands moyens. New Delhi’s only objective is to make sure that its trade routes and energy routes cannot be chalked off in the case of any events happening. C’est aussi, je pense, l’objectif des Chinois et Américains. Ils veulent s’assurer que leurs intérêts commerciaux ne soient pas minés par des routes maritimes qui se retrouveraient coupées. Chacun se regarde un peu en chiens de faïence quand l’autre commence à élargir son emprise sur la région. La chance des habitants de l’océan Indien, c’est que quasiment toutes les routes commerciales y passent ; et la malchance, c’est que c’est devenu une région que toutes les superpuissances cherchent à dominer, justement à cause de cette chance citée plus haut.
Comment du point de vue d’un journaliste indien couvrant la sécurité nationale, justifie-t-on autant l’investissement indien à Maurice sachant que dans la diplomatie, «there is no free meal» ?
Vous savez, j’entends cela souvent. Et l’Inde n’investit pas qu’à Maurice. New Delhi investit par milliards de roupies dans d’autres pays également, que ce soit en Afghanistan ou au Sri Lanka. Et on entend souvent cette réaction : «Comment est-ce possible alors qu’une grande partie de la population indienne vit elle-même dans l’extrême pauvreté ?» C’est une manière de voir les choses. Je ne suis pas en train de justifier la politique étrangère indienne, mais je vous explique comment réfléchit le gouvernement indien. Ce sont des investissements. L’Inde, pour la taille de son économie, la sûreté de ses exportations, a besoin de voisins stables. Elle serait la première perdante si la région s’enflammait dans une crise sécuritaire. L’Inde essaie de résoudre la crise actuelle au Sri Lanka. C’est d’abord dans l’intérêt de New Delhi qui ne peut pas se permettre de voir une vague de réfugiés débarquer sur ses côtes. Un voisin prospère vous apporte la prospérité. Un voisin instable, l’instabilité.
C’est une manière de pensée typiquement BJP ? Est-ce qu’un éventuel gouvernement du parti du Congrès, post-Modi, poursuivrait cette politique ?
Cette politique s’est accentuée sous Modi, mais c’est une politique constante. L’ouverture indienne vers le Moyen Orient a commencé sous Manmohan Singh et elle s’est poursuivie sous Modi. La politique étrangère indienne a connu une remarquable constance au fil des années. Je ne crois pas qu’il soit dans l’intérêt d’un quelconque gouvernement d’y apporter des changements drastiques. Leaders come and go, but interests of a country don’t change. C’est aussi le cas de Maurice. Quand Pravind Jugnauth s’en ira, votre île restera là où elle est géographiquement, c’est-à-dire, une île située stratégiquement au milieu de l’océan Indien avec tous les intérêts et convoitises qu’elle suscite et suscitera.
Pour conclure tout cela sur la note de l’espionnage numérique qui a été le fil conducteur de notre conversation, se peut-il que se maintenir au pouvoir, est un sous-produit du cyber espionnage pratiqué sur l’autel de la sécurité nationale ?
Nous vivons à une époque où la capacité des États à collecter les données sur leurs citoyens est sans précédent. C’est inquiétant pour nous tous. Des journalistes ont été victimes d’espionnage, des quantités monstrueuses de données sont compilées sur des citoyens ordinaires. C’est légitimement inquiétant. Ayant dit cela, la surveillance des citoyens par l’État a existé depuis longtemps. La technologie s’est certes améliorée, mais la philosophie est restée la même. En Allemagne de l’Est, par exemple, à un moment donné, je ne me souviens plus du chiffre, un citoyen sur huit ou 10 travaillait pour le Stasi (ministère de la Sécurité d’État) comme agent des renseignements. Et pourtant, cela n’a pas empêché cette Allemagne-là de s’effondrer. L’empire ottoman avait des méthodes intrusives pour la collecte d’informations sur les citoyens. Les dirigeants de ces pouvoirs n’ont pas pu empêcher le changement politique. Les gouvernements tyranniques croient que détenir de l’information sur les citoyens leur permettrait de maintenir leur règne éternellement. Mais ce n’est pas le cas. Doit-on être vigilant sur les données que l’État dispose sur nous en tant qu’individus et citoyens ? Absolument et certainement. Mais disposer d’informations sur le citoyen est une chose. Dicter son comportement est une autre chose. Je suis sceptique sur la relation de cause à effet entre les deux. Au contraire, les systèmes s’effondrent parce que les gouvernements se perdent et s’embrouillent à vouloir interpréter une gigantesque masse de données, et ils s’y noient.
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