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Maurice au centre d’une rivalité économique Inde-Chine
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Maurice au centre d’une rivalité économique Inde-Chine
Faut-il s’étonner que le centre de gravité de la politique mondiale se déplace dans la région Asie-Pacifique qui veut être en plus le centre démographique, économique et financier du XXIe siècle. Et où plus de trois milliards de personnes créent des richesses et échangent des biens à travers le globe. Mieux, cette région recèle dix grands marchés émergents, aujourd’hui au cœur de toutes les grandes dynamiques mondiales des prochaines décennies: Chine, Inde, Indonésie, Corée du Sud, Iran. Et les spécialistes qui rappellent dans la foulée que 20 des 50 villes les plus importantes au monde se situeront en Asie à l’horizon 2025 et que sur le plan financier, Singapour et Hong Kong auraient déjà dépassé la Suisse et Londres comme les plus grandes capitales financières au monde alors qu’on annonce cette semaine que l’Inde a déjà surpassé la Grande Bretagne comme la cinquième puissance économique mondiale.
Face à cette nouvelle configuration et ce repositionnement de grandes puissances, Maurice a visiblement pris position en se rapprochant depuis quelques années de l’Inde et de la Chine, qui sont devenus des partenaires commerciaux et économiques privilégiés. Une récente étude d’AfroBarometer de Straconsult confirme la perception positive d’une majorité de la population face à l’influence politique et économique chinoise et indienne à Maurice. Amédée Darga, directeur de Straconsult, explique que cette perception découle de l’information, voire de la communication, sur des dons, prêts et autres contributions provenant de ces deux pays, alimentée par le gouvernement mauricien, les ambassades et les médias. Et il s’étonne que 43 % des sondés ne sont pas au courant des aides au développement accordées par le Japon. Est-ce parce que le Japon n’apporte rien à Maurice ou que les médias n’en communiquent pas assez alors même que, selon le directeur de Straconsult, le Japon a accordé USD 250 millions au gouvernement mauricien en 2021 ? «Doit-on comprendre parce que l’aide chinoise et indienne s’exprime par le biais de projets d’infrastructures visibles comme le complexe sportif de Côte-d’Or et le Metro express ?» s’interroge Amédée Darga.
Kevin Teeroovengadum, expert financier et observateur économique, tente de comprendre l’association du gouvernement mauricien à ces deux puissances économiques. Cela, en rappelant qu’ils ont été historiquement des pays de peuplement, comme l’Europe et l’Afrique d’ailleurs, et que la posture indienne démontre un sentiment de vengeance à l’égard de la Grande-Bretagne, ancien maître colonisateur, l’ayant dépouillée de toutes ses ressources, et qu’aujourd’hui elle parvient à la concurrencer fièrement. N’a-t-on pas vu récemment, dit-il, comment le chef de la diplomatie indienne a répondu sans crainte à son homologue britannique et à ceux de l’Union européenne (UE) sur la démarche indienne d’importer des produits pétroliers de la Russie.
Milan Meetarbhan, expert en droit, spécialiste des grands enjeux géopolitiques mondiaux, pousse la réflexion plus loin et explique pourquoi le centre de gravité de l’économie mondiale se déplace aujourd’hui vers l’Est. Il s’appuie sur certaines études pour soutenir que le PIB indien avant la colonisation britannique représentait environ 25 % de l’économie mondiale et que l’année dernière, l’économie indienne s’est classée comme la sixième plus grande économie mondiale avant celle de l’ancienne puissance coloniale. «L’Inde est également la plus grande démocratie au monde. La Chine est désormais classée comme la deuxième puissance économique mondiale. Elle est également une puissance technologique. Ces deux pays consolident non seulement leur capacité militaire mais font également de gros investissements pour projeter leur soft power à travers le monde et en particulier parmi les pays en développement», ajoute Milan Meetarbhan.
Et il ne s’étonne guère si les Mauriciens placent l’Inde et la Chine avant les anciennes métropoles coloniales quand il s’agit de relations politiques et économiques.Car le pays, dit-il, a non seulement des relations commerciales importantes avec ces deux États mais ces derniers se positionnent comme les development partners les plus importants du pays. Par ailleurs, il souligne que l’Inde et la Chine ont rejoint les anciennes puissances coloniales et les États-Unis comme principaux acteurs géopolitiques dans notre zone.
Pierre Dinan, économiste, trouve qu’il y a deux développements majeurs des récentes années qui ont marqué les esprits des Mauriciens par rapport à l’influence des pays européens et celle des pays asiatiques. Il observe que dans la grosse majorité, la population a adhéré à ce qu’il appelle le monde libre, soit ceux d’Europe de l’Ouest et les États-Unis d’Amérique, des pays qui ont vaincu Hitler et ses alliés en 1945 ; et Staline et le goulag soviétique à la fin des années 90. Toutefois, il constate que ce monde libre est mal gouverné avec des hommes politiques qui ont occupé de hautes fonctions aux États-Unis et en Grande-Bretagne mais qui n’ont pas fait honneur à ces deux États au passé glorieux. Entre-temps, deux leaders venant des deux méga-pays d’Asie ont émergé, celui de la Chine, qui s’efforce à démontrer que le communisme et le capitalisme peuvent faire bon ménage et celui de l’Inde, grand défenseur de la culture hindoue et qui fait regretter la tolérance des Nehru et des Gandhi. Ce qui amène Pierre Dinan à comparer avec une Europe de l’Ouest et des États-Unis mal gouvernés et deux géants d’Asie menés par des leaders solides et ayant une vision pour leur peuple respectif.
Certes, une politique étrangère privilégiant à l’extrême des relations commerciales et économiques avec l’Inde et la Chine est susceptible de provoquer des remous diplomatiques avec l’Europe où Maurice a tissé des liens historiques forts. Peuton voir dans le refus de l’Agence française de développement (AFD) de financer l’extension de la piste de Plaine-Corail l’expression d’une irritation française sur cette sur-dépendance mauricienne du gouvernement Modi pour financer de gros projets d’infrastructure du pays ? Amédée Darga souligne qu’au-delà de l’affaire AFD, il faut comprendre que l’Inde est en pleine affirmation de sa puissance diplomatique, économique et militaire tout comme la Russie et des puissances secondaires comme l’Iran et la Turquie. Et que dans cette dynamique, il y a aussi des contradictions. Car si sur le plan économique, l’Asie, avec l’Inde, la Chine et le Japon, est devenue le nouveau centre de gravité du monde, il y a aussi des rivalités entre l’Inde et la Chine ainsi qu’entre celle-ci et le Japon. «Dans cette démonstration de puissance chinoise vis-à-vis des États-Unis et maintenant la Russie face aux États-Unis et l’Europe, celle-ci se retrouve en position de faiblesse.» Du coup, Amédée Darga pense qu’il faut que Maurice maintienne ce qui a été sa politique traditionnelle de bonnes relations avec tous les États.
Milan Meetarbhan ne cache qu’il existe une rivalité entre certaines puissances au niveau de l’océan Indien, qui est considéré comme un des centres névralgiques du commerce international et qui occupe une place de plus en plus importante au niveau géopolitique. Cependant, il estime que si la politique étrangère du pays devait provoquer des remous diplomatiques avec l’Europe, on assisterait alors à un changement important dans les relations avec l’ensemble des pays européens. Or, il ne pense pas que ce serait nécessairement le cas. S’il ne souhaite pas s’exprimer sur le refus de l’AFD de financer le projet d’extension de la piste de Plaine-Corail, en revanche, il estime que c’est faire preuve de manque d’honnêteté intellectuelle que de faire croire que toute critique d’un projet bénéficiant d’un financement est une critique contre celui qui finance le projet. «C’est le choix des projets prioritaires par le gouvernement mauricien qui fait l’objet de critiques.» Pierre Dinan trouve par sa part que si la France est irritée par rapport à la montée en puissance de l’Inde par les projets qu’elle finance pour le compte du gouvernement mauricien, le meilleur moyen de calmer sa colère est de financer la piste à Rodrigues, cela dans le respect environnemental et faisant valoir ses capacités techniques en la matière. Alors que Kevin Teeroovengadum qualifie la décision de l’AFD de stupide et de «short-sighted» pour la France et l’Europe vu qu’elle ouvre la voie à l’Inde et à la Chine de négocier avec les autorités mauriciennes pour financer ce projet et les risques d’influence géopolitique dans cette île.
S’inféoder à l’Inde
Quid de l’avis de certains spécialistes et observateurs qui affirment que Maurice est aujourd’hui inféodé à l’Inde ? Avec l’opacité autour des travaux à Agalega et l’affaire de sniffing, Maurice est perçu comme étant inféodé à l’Inde. Pour autant, il ne faut pas blâmer l’Inde car ce pays joue ses intérêts nationaux, ce qui est largement légitime, explique Amédée Darga. Qui trouve que c’est Maurice qui joue mal sa carte diplomatique et se met en position de fragilité par rapport aux guerres géostratégiques dans l’océan Indien. «Ce n’est pas une stratégie de diplomatie, c’est plutôt une stratégie d’enjeux de politique interne chez nous.»
Milan Meetarbhan explique que Maurice et l’Inde ont toujours entretenu une «relation spéciale» semblable à celle qui lie la Grande-Bretagne aux États-Unis. Toutefois, la nature des relations avec l’Inde a changé au fil des années au fur et à mesure que ce pays a accru sa puissance économique et militaire et s’est classé parmi les principaux acteurs économiques et politiques au monde. Il souligne que la nouvelle génération de bureaucrates et, dans une certaine mesure, de politiciens en Inde décide la politique étrangère de l’Inde en fonction des intérêts économiques, sécuritaires et géostratégiques du pays et non en fonction des liens culturels et ancestraux de l’Inde avec d’autres pays. Cela contrairement aux Mauriciens qui estiment que «les relations entre les deux pays sont toujours basées sur des considérations pouvant influer sur nos relations dans le passé. À Maurice, certains politiciens utilisent maladroitement et malhonnêtement les liens émotionnels des Mauriciens avec la Grande péninsule pour cacher leurs décisions controversées».
L’expert en droit constitutionnel a une autre explication : l’élaboration et la mise en œuvre de la politique étrangère de Maurice n’ont jamais été aussi faibles qu’elles ne le sont actuellement, avec une politique étrangère qui est plus opportuniste que le résultat d’une réflexion stratégique. «Pour nos dirigeants actuels, toute critique à l’égard de certains pays est taboue. Ils cherchent à étouffer toute analyse de leur politique étrangère ad hoc en accusant les uns et les autres de ’’bashing’’. Ils oublient des fois qu’un ministre de la République mauricienne est au service des citoyens mauriciens et que ce n’est pas à eux que revient la défense des intérêts de pays étrangers.» Certes, rien n’est gratuit et peu importe le pays qui participe au développement de Maurice, il peut difficilement donner l’impression qu’en venant à l’aide du pays, il se ménage aussi ses bonnes grâces en espérant un retour d’ascenseur, fait ressortir Pierre Dinan.
C’est le cas du vote de Maurice en faveur de l’admission de l’Inde au Conseil de Sécurité de l’ONU. Maurice joue visiblement mal sa carte diplomatique. Pris en étau entre l’Inde et la Chine, le pays se voit au centre d’une guerre froide entre ces deux puissances économiques et militaires qui veulent étendre leur influence géopolitique à l’échelle régionale et internationale
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