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Lettres d’un détenu de la prison de Beau-Bassin: aucun rapport du FSL, ni charge formelle après deux ans
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Lettres d’un détenu de la prison de Beau-Bassin: aucun rapport du FSL, ni charge formelle après deux ans
Quelques lettres et dessins en guise de notes d’amour pour apporter du réconfort. Ce sont les seuls souvenirs que gardent les proches de Stefan de Cazanove depuis deux ans. Arrêté le 22 septembre 2020 par la brigade antidrogue, sous deux accusations provisoires d’importation de drogue synthétique cannabinoïde et de trafic d’un montant de Rs 3 millions, il est depuis détenu à la prison de Beau-Bassin. Deux ans plus tard, les charges formelles sont loin d’être logées et prouvées ; le rapport d’analyse du Forensic Science Laboratory n’a toujours pas été soumis. Nouvelle illustration des failles du système judiciaire, avec des charges provisoires qui durent et des suspects qui se voient refuser la libération sous caution alors que la police traîne…
Des dessins qui saisissent le regard, comme s’ils transmettaient une infinité d’émotions à la fois. Les traces d’encre sont intactes et leur parfum transmet un élément de fraîcheur et un certain réconfort. Les lettres et les dessins que Stefan de Cazanove a envoyés à ses proches sont chéris avec beaucoup de soin. Parmi de multiples mots d’encouragement, on aperçoit quelques merveilles : un tigre, un chalet dans les bois, un cheval, ou une voiture garée sous des arbres, avec la mention ELOHA – Endless Love of Heavenly Angels.
«C’est un artiste talentueux et il adore sculpter. Des quatre enfants de la famille, il est le seul qui aime dessiner. Il a toujours été calme et agréable, s’entendant avec tout le monde, aînés comme enfants. Je me souviens quand nous étions à l’école, il faisait mes devoirs d’art parce qu’il était excellent et que je détestais ce sujet. Sa passion reste néanmoins la lecture et le droit, dans lequel il veut toujours exercer», nous confie un proche. On découvre aussi un homme financièrement indépendant, qui assume ses responsabilités familiales. Comment donc un individu si talentueux et passionné pour l’art et le droit se retrouve-t-il derrière les barreaux ?
On apprend à travers des lettres de Stefan de Cazanove et des récits de gens qui l’ont côtoyé que, la veille de son arrestation, le 21 septembre 2020, quelques hommes en civil ont été aperçus devant sa résidence. Se présentant comme des officiers de la Central Investigation Division (CID), ils disaient rechercher un certain M. W. qu’ils présumaient être Stefan, par rapport à un incident datant de 2019 devant un bar à proximité de son domicile. Puisque Stefan était absent, un proche a pris leurs coordonnées.
Stefan les aurait ensuite contactés et se serait volontairement présenté à un bureau de la CID le lendemain matin pour une parade d’identification, pour démontrer clairement qu’il n’était pas impliqué dans cet incident de 2019. Or, ce matin-là, «quatre officiers ont fait irruption, sans aucun mandat. Ils ont démantelé l’une des caméras de vidéosurveillance et imposé à Stefan de monter dans leur véhicule pour une parade d’identification», nous explique-t-on. Il aurait été conduit au bureau de la CID, où il aurait été menotté, puis emmené dans les locaux de l’Anti-Drug and Smuggling Unit (ADSU) à l’aéroport, où il aurait été arrêté et informé qu’il était soupçonné de trafic de drogue à deux occasions.
Les lettres de Stefan, dont des copies ont été remises à l’express, évoquent aussi des éléments incriminants tels qu’insinuations raciales, menaces, chantage psychologique et pression pour signer des aveux. Devant son refus, les officiers auraient alors demandé à une policière de préparer un mandat et il aurait été incarcéré dans un poste de police, où sa photo aurait été prise. Depuis, ses allers-retours à la Bail and Remand Court (BRC) et sa détention préventive à la prison de Beau-Bassin, n’ont pas pris fin.
Aucune preuve confirmée
Deux ans plus tard, pas de charges formelles, pas de preuves et pas de liberté provisoire. Pourquoi ? L’élément principal pour justifier l’arrestation et la détention de Stefan – le rapport d’analyse du Forensic Science Laboratory (FSL) – n’a toujours pas été soumis au tribunal. L’ADSU lui reproche d’avoir reçu deux colis de micah powder soupçonnée d’être une drogue synthétique. Il n’est cependant pas certain que ce produit ait été examiné par le FSL et confirmé comme une drogue synthétique lui appartenant. En revanche, sa famille et lui-même dans ses lettres expliquent qu’il avait effectivement commandé des produits chimiques – paint additives obtained online – pour leur usage dans ses œuvres d’art.
On apprend également que l’enquêteur de l’ADSU concerné dans cette affaire aurait été convoqué au moins sept fois devant la BRC pour produire le rapport d’analyse afin de loger des charges formelles – si ce rapport a bien été remis par le FSL à la police. Mais que l’officier a failli à cette tâche en six occasions. Comment expliquer un tel délai alors qu’il existe au FSL un service entièrement dédié aux drogues, conforme aux normes internationales et équipé pour fournir des résultats rapidement ?
Dans un entretien accordé à l’express et publié le 26 août 2022, Vidhu Madhub-Dassyne, directrice du FSL, avait indiqué que quand la valeur marchande des produits saisis dépasse 100 000 roupies, «on ne conserve pas les preuves (exhibits) au FSL. C’est sur rendez-vous que l’exhibit officer apporte l’échantillon pour (…) le pesage, analyse des scellés, intégrité de la preuve, avant l’ouverture de l’exhibit. Cela prend du temps.» Outre la singularité de chaque cas et la nature de la substance à analyser, deux années ne constituent-elles pas une durée bien supérieure au délai idéal pour la remise d’un rapport dans une accusation de trafic de drogue, dans la mesure où cela peut déterminer l’innocence ou la culpabilité, donc la liberté d’un détenu ?
Pour Ranjit Jokhoo, ancien inspecteur de la Major Crime Investigation Team, cela devrait se faire dans un délai idéal de trois mois, bien qu’il n’existe aucun règlement explicite. «Il n’y a pas de délai défini… Déjà, si la cour convoque des officiers qui ne se présentent pas, cela paraît anormal. Lorsque la liberté d’une personne est en jeu, il faut faire preuve de diligence raisonnable. Même si on tient compte de la subjectiveness, il existe une différence très nette entre celle-ci et un abus d’autorité. D’autre part, la police est responsable de s’assurer que le FSL connaisse l’importance de son rapport pour un détenu et d’envoyer des rappels pour s’enquérir du suivi.»
Ce délai pour prolonger une détention se- rait-il une tactique délibérée ? Parmi les lettres de Stefan, on en trouve adressées à l’Independent Police Complaints Commission (IPCC) sur des arrestations arbitraires, tromperies, et tentatives de report de l’ADSU. Celles-ci soulignent également que la police aurait refusé de consigner une déposition d’un proche de Stefan et sollicitent l’intervention rapide de l’IPCC sur le comportement d’officiers de l’ADSU dans son cas. Sollicité, le Police Press Office explique que si des correspondances ont été adressées à l’IPCC, c’est à l’institution de nous informer de tout développement si elle a enquêté.
On nous informe également que le dossier est maintenant au bureau du DPP. On présume donc qu’un rapport du FSL aurait été soumis. Donc, pourquoi ce retard de deux ans et comment justifie-t-on l’absence répétée de l’enquêteur à la BRC ? L’IPCC a-t-elle mené son enquête jusqu’à présent ? Nous avons tenté d’avoir des informations mais nos questions (voir la liste ci-dessous) sont restées sans réponse.
Présomption d’innocence : «Guilty until proven innocent»?
Dans le système juridique, malgré des lacunes potentielles, une demande de remise en liberté pour Stefan avait été déposée au tribunal, nous confie son avocat, Me Rodney Rama. «Il fallait attendre six mois avant de mettre en œuvre sa libération, comme l’avait ordonné la magistrate qui avait fixé les conditions. Lors de la comparution à la BRC, vu l’absence du responsable de l’enquête, la magistrate avait accordé la libération sous caution. Ensuite, le bureau du DPP a fait appel de cette décision, en arguant que les bases de la demande n’étaient pas solides.»
Toutefois, le jugement rendu en août dans un cas presque identique à celui de Stefan de Cazanove, celui de James Clyde Hollingsworth, est maintenant devenu un précédent légal, obligeant ainsi le DPP à faire marche arrière. Il avait été arrêté par l’ADSU en septembre 2020 et fait une demande de libération sous caution. Alors que le bureau du DPP avait fait appel de la décision, les juges ont critiqué l’absence de l’enquêteur à l’audience et noté que le représentant de la poursuite n’avait pas pu donner les raisons pour lesquelles une accusation formelle n’avait pu être logée en deux ans. James Clyde Hollingsworth a donc été libéré sous caution. Stefan de Cazanove est désormais éligible à une caution monétaire, indique Me Rama. Toutefois, «cela dépendra de sa capacité à respecter les conditions de la caution». Parmi celles-ci, une caution de Rs 350 000 roupies et une reconnaissance de dette de Rs 1 million.
«Il écrit pour nous, pour lui et pour les autres détenus»
Si sur le plan juridique, on attend davantage un jugement, du côté des proches de Stefan, les émotions restent plutôt mitigées. «Nous avons de l’espoir. Mais depuis qu’il est loin de nous, les fêtes telles que Noël ou Pâques ne sont plus vraiment célébrées. Il travaillait, et l’un des membres de famille, autrement capable, dépendait de lui. Depuis deux ans, nous sommes plongés dans un cycle presque répétitif : écrire et attendre des lettres, attendre des nouvelles via ses appels, essayer de gérer le stress mental, financier et psychologique de cette situation ; et espérer qu’un jour notre force, patience et persévérance porteront leurs fruits.»
Comment Stefan gère-t-il cela ? «Il a tenu bon, mais même les plus forts ont leurs limites. C’était particulièrement difficile lors du confinement l’année dernière puisque l’on ne pouvait pas appeler. Nous étions inquiets. Stefan a aussi perdu ses deux grands-parents l’année dernière et nous ne lui avons annoncé la nouvelle que plusieurs jours après, car nous craignions qu’il soit incapable de la supporter. Parfois, nous lui rendons visite et il nous demande de lui procurer ses livres de droit... Il aime toujours dessiner et utilise cela comme sa force.»
Une nouvelle règle en prison stipule qu’un détenu ne peut pas faire des dessins dans les lettres qu’il envoie. «Alors, il écrit – pour nous, pour lui et pour les autres détenus – qui ne savent ni lire, ni écrire, qui ne connaissent pas leurs droits et sont jugés coupables avant même d’avoir pu prouver leur innocence, et qui attendent toujours la justice.»
(NdlR: Les noms de certains individus et lieux ont été omis pour des raisons de confidentialité.)
LISTE DES QUESTIONS ENVOYÉES À L’IPCC :
<p> Has the IPCC ever taken cognizance of the issue at large and the detailed correspondences sent by Mr Jean Paul Stefan de Cazanove?</p>
<p> Did the IPCC initiate an independent inquiry into various complaints initiated by Mr Jean Paul Stefan de Cazanove?</p>
<p> Did the IPCC specifically enquire into the alleged arbitrary arrest of Mr De Cazanove, delaying tactics by the ADSU, and their repeated absence from the BRC?</p>
<p> Did the IPCC enquire into why the FSL and ADSU failed to produce an analytical report before the court in almost two years?</p>
<p> Did the IPCC enquire into why personnel at (location) police station refused to record the statement of (relative)?</p>
<p> If so, what has been the progress/outcome of these enquiries so far and if not, why have relevant enquiries not been initiated by the IPCC in this matter?</p>
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