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Manque de devises réel ou artificiel ?

12 octobre 2022, 16:02

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Manque de devises réel ou artificiel ?

En  appelant les opérateurs économiques à jouer le jeu face au manque de devises sur le marché le 5 octobre au Hennessy Park Hotel, le ministre des Finances, Renganaden Padayachy, a subtilement fait comprendre que la solution ne relève pas que de la Banque de Maurice (BoM). Et qu’il faut chercher ailleurs, plus particulièrement chez des opérateurs qui se livrent à l’accumulation de devises à des fins spéculatives.

Or, c’est là où réside le paradoxe. Comment se fait-il qu’alors que la reprise économique, même encore timide, est enclenchée, selon les spécialistes, avec notamment des arrivées touristiques engrangeant jusqu’ici des recettes de plus de Rs 35 milliards, avec l’apport d’autres secteurs d’exportation, le pays soit toujours confronté à un manque aigu de devises ? Cela alors que la BoM a injecté depuis le début de l’année USD 622 millions sur le marché.

A priori, les commerçants ne devraient pas faire face à un casse-tête chinois pour trouver des devises afin de régler leurs factures, depuis pratiquement un an. «On n’arrive pas à comprendre. Comment, face à une amélioration de la situation économique qui alimente le marché forex, les banques nous imposent des délais de deux semaines ou plus avant de régler nos factures en devises étrangères», explique Sonny Wong, Chief Operating Officer du groupe Innodis, un des leaders du marché alimentaire à Maurice.

D’autres importateurs abondent dans le même sens. «Même s’il n’y a pas une pénurie totale de devises sur le marché, il faut toutefois constater que dans le circuit bancaire, on n’arrive pas à satisfaire totalement nos demandes en devises. Bien des fois, on nous fait savoir qu’on ne peut nous fournir qu’une partie, soit USD 2 000 sur US 10 000 qu’on avait recherchés et, généralement, à un taux supérieur à celui fixé par la BoM. Évidemment, nous n’avons pas d’autre choix que de nous plier aux conditions des banques et d’essayer peut-être de trouver la différence auprès d’autres institutions financières. C’est une question liée au principe de l’offre et de la demande.»

Bien entendu, cette situation est loin de n’affecter que le secteur commercial. Dans le secteur financier, les investisseurs institutionnels éprouvent les mêmes difficultés pour acheter des devises en vue d’investir à l’étranger. «Il faut comprendre que ces investissements n’ont aucune démarche spéculative et correspondent à la volonté de se conformer à la stratégie d’investissements approuvée par le conseil d’administration», souligne un analyste financier.

À la Mauritius Bankers’ Association, on ne souhaite pas commenter en l’absence de toutes les données. «On a des informations contradictoires de nos membres, de la BoM et des opérateurs. Doit-on comprendre que certaines banques ont des devises en excès, d’autres non ? Dans une telle situation, il est difficile de dresser un bilan objectif sur l’état des devises dans le circuit bancaire.»

Pour le moment, la BoM n’est pas près d’injecter massivement des devises sur le marché des changes, le gouverneur Harvesh Seegolam répétant à l’issue des réunions du Monetary Policy Committee (MPC) cette année que le marché du forex s’améliore et que depuis le début de l’année, les banques commerciales y sont plus présentes pour s’approvisionner en devises au lieu de les vendre. Ce qui, du coup, a poussé la BoM à réduire le rythme de ses interventions monétaires, consciente que le marché forex commence à générer des devises. D’ailleurs, face à la presse le 28 septembre, le patron de la Banque centrale a rappelé que la rentrée de devises depuis janvier s’élevait à USD 2,7 milliards.

«Cette situation, si elle perdure, est susceptible de favoriser un marché parallèle en devises où des demandeurs en pressant besoin de monnaies étrangères sont disposés à payer des taux plus élevés pour disposer de leurs stocks.»

De plus, la BoM, nous dit-on, préfère passer aujourd’hui le relais à l’hôtellerie, qui connaît une reprise depuis le début de l’année. Harvesh Seegolam se flattait d’ailleurs de la performance de ce secteur à l’issue de la réunion du MPC, avec 668 332 arrivées à septembre et une moyenne de 12,3 nuitées à ce jour. Ce qui lui fait penser que l’objectif d’un million de touristes en 2022 pourrait être atteint.

Une analyse qui est loin de faire l’unanimité au sein de la communauté des affaires, qui maintient que la solution passe par la BoM qui doit continuer à alimenter le forex. D’autres, comme Dean Lam, managing director du pôle bancaire de la HSBC, pense «qu’il faut comprendre qu’un manque à gagner de presque Rs 100 milliards en devises étrangères avec la fermeture des frontières pèse nécessairement lourd sur le marché et contribue forcément à la pénurie».

L’économiste Pierre Dinan pousse sa réflexion plus loin et se demande si la solution à ce manque de devises ne réside pas dans une estimation de l’évolution du stock de devises pendant, peut-être, les six prochains mois. «À la Banque de Maurice de se livrer à un tel exercice, probablement déjà effectué, mais qu’il faut communiquer au marché pour qu’il agisse de manière rationnelle.»

Pour autant, des spécialistes n’écartent pas qu’une éventuelle appréciation du dollar à l’échelle internationale face à la roupie encourage les gros détenteurs de comptes en devises à se livrer à des spéculations. Imrith Ramtohul, consultant en investissements, estime que c’est une raison parmi tant d’autres, vu le comportement du dollar face aux autres devises étrangères. Il souligne que le dollar, comme une monnaie refuge, est susceptible de s’apprécier durant une période de récession. À titre d’exemple, il rappelle que le dollar américain s’est apprécié de 4 % contre la roupie depuis les neuf premiers mois de l’année, alors que la monnaie locale s’est renforcée contre l’euro (9,8 %) et la livre sterling (14,2 %) durant la même période.

Certes, la démarche d’un investisseur d’accumuler des réserves aujourd’hui découle de plusieurs facteurs, estime-t-il. À savoir qu’il peut penser qu’il sera difficile de s’en procurer à l’avenir ou encore la possibilité d’investir dans des dépôts à court terme en dollar qui offrent aujourd’hui un taux d’intérêt beaucoup plus élevé que l’année dernière. C’est le cas actuellement, dit-il, pour un dépôt de trois mois qui génère un taux de rendement de 3,2 % alors que le Bon du Trésor de la BoM, lui, est assorti d’un taux d’intérêt de seulement 1,5 % au terme de sa période de maturité.

Du coup, doit-on comprendre la démarche de certains secteurs comme l’hôtellerie et la manufacture, qui gèrent de grosses réserves en devises et ne sont pas enclins à les écouler sur le marché du forex, préférant se livrer à des spéculations, notamment face à une roupie fortement dépréciée depuis ces derniers mois vis-à-vis du billet vert ? «Si objectivement il ne devrait pas y avoir un manque de devises dans la conjoncture économique actuelle, il y a deux raisons qui peuvent justifier cette situation ; premièrement, il y a des opérateurs qui font du hoarding de certaines devises en se livrant à des spéculations, surtout le dollar contre la roupie ; et deuxièmement, il se peut qu’il y ait des montants conséquents en arriérés accumulés depuis le Covid que les commerçants commencent à régler maintenant», analyse l’économiste Rajeev Hasnah qui reste néanmoins perplexe face à cette situation.

À la fin de la journée, est-ce que la roupie n’a pas perdu la confiance des investisseurs et autres opérateurs face à la politique monétaire de la BoM qui privilégie sa dépréciation accélérée ? Pierre Dinan est tenté de le croire.

Toujours est-il que cette situation, si elle perdure, est susceptible de favoriser un marché parallèle en devises où des demandeurs en pressant besoin de monnaies étrangères sont disposés à payer des taux plus élevés pour disposer de leurs stocks. Il va de soi qu’une telle pratique pourrait à terme entraîner un dysfonctionnement du système financier, à l’instar de celui de certains pays peu développés