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Patrick Bond: «Les pays du Nord vont s’attaquer à Maurice et vous ne voyez rien venir»
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Patrick Bond: «Les pays du Nord vont s’attaquer à Maurice et vous ne voyez rien venir»
Notre invité cette semaine est une véritable encyclopédie. Ce Professeur émérite en économie politique et sociologie à l’Université de Johannesburg a écrit plus de 25 livres publiés à Londres, aux États-Unis, au Brésil et, bien sûr, en Afrique du Sud. Ceux-ci critiquent le capitalisme, exposent l’exploitation minière et pétrolière insoutenable en Afrique, dénoncent l’hypocrisie des «fausses solutions» à la crise climatique. Expert en économie, climat, injustices sociales ou encore énergie, Patrick Bond a l’étonnante faculté à pouvoir, du tac au tac, argumenter sa critique du néo-libéralisme et sa vision d’un monde plus juste, avec des faits et chiffres. Ce n’est pas pour rien que cet Irlandais, qui a grandi aux États-Unis et qui vit en Afrique du Sud depuis 1990, avait été choisi par Nelson Mandela – dont la politique économique fait l’objet des vives critiques de Bond – pour la rédaction de son tout premier livre blanc. Patrick Bond ne se promène pas en costard cravate. C’est en short-savate qu’il nous «reçoit» à Riambel où il est l’un des invités de la conférence sur l’écologie organisée par Rezistans ek Alternativ.
Que fait un homme avec un CV comme le vôtre dans une si petite conférence ?
On pourrait débattre de ce que vous appelez «petit». Cette école de l’écologie de Cares et Rezistans ek Alternativ (NdlR : Centre for Alternative Research and Studies) est reconnue dans le monde comme un lieu d’interrogation. Ici, l’intellect organique est tout aussi important que l’expertise académique. La théorie du changement social est toujours liée à la production de la connaissance et des luttes. Les mouvements, qu’ils soient sociaux, environnementaux, ou encore de travailleurs, féministes ou jeunes, quand ils se heurtent à leurs ennemis, comme c’est souvent le cas chez vous, produisent de la connaissance. Rencontrer ces citoyens mauriciens, écouter leur vécu, voir Maurice et le monde de leur perspective est rafraîchissant pour moi. Les luttes sont importantes. Elles m’ont fait comprendre que ces mouvements ont beaucoup plus de place pour exercer leur pression et obtenir des résultats, qu’on ne le croyait. Le meilleur exemple concerne les médicaments gratuits pour accompagner les 7 millions de personnes positives au VIH en Afrique du Sud et même ceux à Maurice. C’était une lutte contre la soi-disant propriété intellectuelle qu’on a gagnée il y a 20 ans et et cela même si Thabo Mbeki, le président d’alors était un Aids-denialist. C’est l’histoire réussie d’une lutte des mouvements qui créent la connaissance et le savoir et qui veulent de vraies réformes at root level. L’Organisation mondiale du commerce a alors considéré que les médicaments contre les pandémies ne pouvaient être la propriété intellectuelle des Big Pharma. Bon, nous avions cru avoir gagné jusqu’à tout récemment avec les vaccins anti-Covid. Nous avons eu droit à du très mauvais leadership, venant par exemple de Narendra Modi et Cyril Ramaphosa.
Ce sont pourtant l’Afrique du Sud et l’Inde qui ont fait pression pour que ces vaccins ne soient plus protégés par la propriété intellectuelle ?
Ce sont eux, Modi, Ramaphosa, l’île Maurice et une centaine d’autres pays qui ont accepté en juin dernier un tout petit deal. On sauve les réputations, mais pas les vies. De minuscules droits de production ont été légués, mais les vaccins demeurent la propriété intellectuelle des Big Pharma. Tragiquement, ce deal a été fait par Ngozi OkonjoIweala, la directrice de l’OMC. Elle a été ministre des Finances du Nigeria et numéro 2 de la Banque mondiale. Donc on connaît son camp. Pourtant il y a 20 ans, nous avions gagné parce qu’il y avait de grands mouvements mondiaux. Aujourd’hui, même cette capacité à bâtir des mouvements a été attaquée par la restriction de manifestations. Avec le Covid, nous avons dû battre en retraite.
Mais c’est en train de changer avec la levée de cette restriction de manifestations. Les mouvements sont en train de se remettre en marche. La bourgeoisie mondiale est nerveuse, inquiète et elle multiplie les contradictions. À Durban en juillet 2021, nous avons eu ces manifestations chaotiques, désorganisées qui n’étaient pas constructives. Il y a eu 350 morts et des dommages de 50 milliards de rands. Mais cela démontre que les inégalités – l’Afrique du Sud est la société la plus inégalitaire au monde avec un coefficient Gini de 0.63 ; Johannesburg est la ville la plus inégalitaire au monde – ce sont des poudrières qui peuvent à tout moment s’enflammer. Au Sri Lanka, nous avons vu how quickly the angry majority could even take over the President’s house and pool.
Ça peut arriver n’importe où dans le monde ?
Oui. Suivez la dette et vous verrez où les prochaines manifs vont éclater. D’avril 2020 jusqu’au début de cette année, nous avons eu des taux d’intérêts très bas, le quantitative easing, l’impression des billets de banque et de gros déficits fiscaux. Ce desperate funding à l’ère du Covid est fini et il est remplacé par l’austérité. La majorité des pays d’Afrique font face désormais à la strangulation de leurs prêteurs. La dette externe de l’Afrique du Sud est de 173 milliards de dollars aujourd’hui. L’Argentine est un autre exemple où la pression extrême de la finance internationale et la hausse des taux d’intérêts poussent le peuple à la rébellion. Même le FMI commence à être inquiet.
Vous auriez lancé un aver tissement à la bourgeoisie mauricienne et au gouvernement ?
Maurice n’est pas une exception à la tendance mondiale. Les conditions abjectes qui conduisent au soulèvement sont réunies.
Comme jamais auparavant ?
Oui. 2011 fut le point de départ avec le Printemps arabe. Vous verrez que les mouvements sont liés aux prix des commodités. C’est aussi simple que cela. Les pics de 2009 de 2011, puis l’accalmie de 2015 ; en 2021, ça repart. Nous avons des hauts et des bas et cela est toujours lié à la capacité des gouvernements africains à partager un peu de revenus supplémentaires. En Afrique du Sud, le gouvernement a donné 350 rands à 10 millions de personnes pour refroidir les intentions de soulèvement. En juillet 2021, quand il y a eu à nouveau des soulèvements, le gouvernement a restauré ces 350 rands. Mais à ce rythme-là, vous pouvez contenir la colère, une semaine, un mois, une année… Parallèlement, les services se dégradent. La classe moyenne à Johannesburg, dont le quartier où je vis à côté de l’Université, subit le crash du système de l’eau. L’électricité est coupée dans tout le pays environ cinq heures par jour. Nous sommes au niveau 4 du load shedding. Dans le même temps, les grandes compagnies qui accélèrent le changement climatique – particulièrement celles qui produisent l’électricité – bénéficient de grosses subventions de l’État et ces compagnies vendent de l’électricité bon marché aux fonderies et exploitants des mines. Cela appauvrit le pays avec la pollution et l’épuisement de nos ressources.
Le gouvernement dira qu’il est en train de créer la richesse qui sera partagée avec la population. Du moins, c’est la réponse qu’on aurait eue du gouvernement mauricien dans un cas pareil.
Non. Ce qu’ils disent, c’est que les mines créent des revenus, alimentent la trésorerie nationale en taxes; elles financent l’infrastructure et apportent l’investissement direct étranger en devises. La richesse, elle, se contracte et se rétrécit. You don’t grow back your platinum, your gold, your iron. Les minéraux et les réserves d’énergies fossiles en Afrique sont en train de disparaître.
Mais il faut bien exploiter les mines, non?
Au détriment des générations futures, comme on le fait en ce moment ? Non. Ceux qui exploitent les mines sont-ils responsables ? Si on était en Norvège, et que vous étiez le gouvernement, vous seriez sans doute plus sensible à votre peuple. Vous auriez transféré les revenus de vos ressources en investissant dans de bonnes universités gratuites. Mais si vous êtes en Afrique, particulièrement en Afrique du Sud où vous souffrez du complexe des minéraux et de l’énergie, où il y avait l’apartheid, ce crime contre l’humanité pendant que les compagnies minières étaient terriblement rentables et le sont toujours; et que vous avez ce type de leadership des présidents qui sont amis avec Glencore, la compagnie qui a le plus pillé l’Afrique ; l’exploitation des mines n’est pas dans l’intérêt public. Ironiquement, ces white monopolistic companies comme Glencore ou De Beers – maintenant on les appelle des corporations multinationales occidentales – ont déménagé à Londres. Pour reconnaître la démocratie sud-africaine, elles ont dû fuir. Elles ont craint Mandela à cause de la charte de la liberté.
Malheureusement, Mandela pour qui j’ai travaillé – j’ai écrit sa première Government Policy en 1994 – a subi des pressions et fait des concessions. La taxe sur les mines était de 57 % en 1992 ; aujourd’hui elle est à 27 %. Et où va l’argent ? Il vient ici à Maurice. Nous avons vu Ramaphosa aujourd’hui président sud-africain utiliser les avantages fiscaux de Maurice pour conclure un deal et investir dans un projet d’exploitation gazière au Mozambique. (NdlR : l’affaire Shanduka révélée par les Paradise Papers). Ce même Ramaphosa est entaché d’un scandale où il est accusé d’avoir caché 4 millions USD en devises sous son matelas! Vous vous rendez compte ?
Un peu à la manière de Ramgoolam. Vous connaissez ?
(Il rit). Exactement ! C’est le parfait parallèle. J’en ai entendu parler. C’est pour vous dire que le flux illicite d’argent entre les corporations et les gouvernants est une réalité alors que nous avons vu le massacre de Marikana (34 mineurs tués par la police sud-africaine). Les manifestants ne faisaient que demander un salaire de 1 000 USD pour le travail le plus dur au monde. Qui était un des directeurs de Lonmin, la compagnie minière en question ? Cyril Ramaphosa. Au lieu de payer ces USD 1 000 aux mineurs, il investissait plus d’un milliard de dollars aux Bermudes pour le soi-disant marketing de Lonmin. That’s the classic gimmick of the illicit financial flows, qui passent par le Panama, les Bermudes, l’île de Man, les Bahamas et l’île Maurice.
Parlons de l’urgence climatique d’un point de vue économique. Quelle est la responsabilité d’une petite île comme la nôtre ?Déjà j’aurais proposé un audit de vos services financiers pour vérifier que Maurice n’est pas en train d’être utilisé comme plateforme pour le transfert d’argent des gros pollueurs internationaux. Parce que cela va jouer contre vous tôt ou tard. Ce que j’aurais fait ensuite, c’est analyser l’énorme dépendance que vous avez des touristes qui voyagent de longues distances, impliquant une grosse empreinte carbone. Vous et moi, nous voulons que les Mauriciens prospèrent. Cela voudrait dire une taxe carbone. Le Nord va agir contre vous et vous ne voyez rien venir. Il y aura bientôt une taxe sur le climat qui va vous frapper quand la taxe sur les longs courriers à cause de leur émission carbone. Les compagnies d’aviation s’y sont opposées jusqu’ici mais dans deux ou trois ans, ça viendra. Cela affectera votre industrie touristique.
Et comment on s’y prépare?
Parlez aux Européens. Dites-leur: «D’accord, vous voulez que nos touristes paient leur empreinte carbone ? On veut bien. Mais nous sommes ceux qui avons besoin d’aide. Nous sommes un petit État vulnérable. Si vous prélevez une taxe de nos touristes, envoyez-nous les recettes. Parce que nous n’exploitons pas les ressources fossiles de notre zone économique exclusive, parce que nous n’avons pas de grosses industries pollueuses, il faut que vous, le Nord, les pollueurs historiques, vous nous compensiez.» Mais si votre offshore abrite déjà l’argent des pollueurs, comment serezvous en mesure d’aller demander des compensations monétaires ? On pourrait parler des heures et des heures du case study mauricien. Mais aussi longtemps que vous n’aurez pas la volonté d’apporter des changements en profondeur at root level dans l’intérêt public, dans l’intérêt du climat, vous ne pourrez pas vous faire entendre auprès des nations du Nord.
«Si votre offshore abrite déjà l’argent des pollueurs, comment serez-vous en mesure d’aller demander des compensations monétaires?»
Vous ne pensez pas que les pays du Nord devraient payer pour la sécheresse qui vous guette ? Il y a eu 300 morts dans une rain bomb en avril dernier en Afrique du Sud. Aujourd’hui il y a la question de «qui est fautif ?» et la science est en train de démontrer que c’est la pollution des exploitants des énergies fossiles, les high emitting corporations, les personnes les plus riches de la planète qui ont littéralement «dropped the rain bomb on Durban». Il y a des catastrophes naturelles qui n’ont rien à voir avec l’activité humaine. Mais la science permet aujourd’hui d’établir les causes à effets quand l’humain est vraiment fautif. Les États-Unis ne croient pas dans la compensation climatologique. Or dans toutes leurs boutiques, il y a un écriteau : «If you break it, you buy it». C’est pareil. Mais si les États comme Maurice ne sont pas irréprochables, comment voulez-vous faire payer les Américains pour le tort causé ?
Il y a quand même les «Conferences of Parties» (COP) sur le climat.
James Hansen, le plus grand scientifique du climat, a dit après l’accord de Paris : «Bullshit !» En général, nous avons six grands axes de désaccord avec l’approche des Nations unies. Par exemple, les limitations d’émission ne sont pas suffisamment ancrées et pas obligatoires. Elles ne s’appliquent pas aux militaires. C’est un gros problème, puisque le Pentagone est le plus gros pollueur au monde ! L’impérialisme est tellement fort que vous ne pouvez même pas mettre ça sur la table des Nations unies. Il y a ensuite un manque de volonté d’une transition réelle. Les travailleurs qui ont, pendant des années, travaillé pour les gros émetteurs de carbone disposent de talents et connaissances qui peuvent être mis à la disposition d’industries écologiques. Mais la transition est lente, sinon quasi inexistante, si on suit la COP. Il y a un manque d’engagement technologique et financier de la recherche. Il y a toute une question autour du lithium utilisé dans les batteries des appareils qui s’alimentent soi-disant d’énergie propre. Mais l’extraction du lithium est elle-même une catastrophe écologique. Ne peuton pas remplacer le lithium ? Il y a eu des petits tests sur l’utilisation du sel concentré ; et ensuite on délègue la suite aux grandes compagnies technologiques pour qu’on entre encore dans le cycle injuste de l’inégalité.
Et les innovations deviendront la propriété intellectuelle de ces grandes corporations…
Exactement ! Vous savez, on peut manipuler l’opinion de l’être humain, faire semblant de résoudre la crise. Mais la planète, elle, réagit à la réalité, pas aux discours des humains. Le pouvoir aux Nations unies est tellement concentré dans la main des États du Nord. L’incapacité à mettre en place un système de pénalité simple de «pays pollueur» aux grands émetteurs est la principale raison qui explique pourquoi ils continuent d’émettre autant de carbone.
«Les inégalités, ce sont des poudrières qui peuvent à tout moment s’enflammer»
Une ultime question. Cette semaine, nous avons vu Rishi Sunak être salué comme le premier homme de couleur Premier ministre du RoyaumeUni. Qu’en pense le Professeur émérite en sociologie et économie politique, qui a travaillé pour Mandela ?
C’est une horrible tragédie qui a commencé avec Boris Johnson, puis Liz Truss jusqu’à Sunak. Ce dernier n’a même pas été capable de maintenir la résidence fiscale de son épouse au Royaume-Uni. Ils ont leur argent partout ailleurs. Comment il s’est fait autant d’argent et toute son attitude ne mentent pas. He is from the upper class. C’est un néo-libéral. Son dernier Budget avant qu’il ne soit viré fut ridicule. Il disait qu’il allait aider les pauvres, mais il a fait le contraire.
Vous ne remarquez pas ses origines ? Le fait qu’il soit d’une minorité ? Cela ne mérite-t-il pas d’être salué ?
C’est la même chose avec Margaret Thatcher. Est-ce qu’un féministe a salué son accession au poste de PM ? Non sérieusement. When you’ve got tokenistic leaders who act for the enemy, it creates more damage. On peut dire la même chose de Barak Obama. His first act as a president was to bail out the banks which amplified the defaults of African-Americans. Des millions d’Américains noirs en ont souffert. Il aurait pu envoyer l’argent directement à ces citoyens américains qui auraient payé les banques. Mais il a pris l’autre chemin. Vous voulez que je vous dise ? 27 ans en prison, en sortir en 1990, se reconnecter avec la masse, puis adopter des politiques à partir de mai 1994, ont appauvri son peuple, accentué le chômage et rendu la société plus inégale avec de surcroît une dévastation écologique. J’aurais mis Nelson Mandela tout au sommet de la liste de ceux qui ont déçu en bougeant complètement à droite. Les résultats sont clairs. Je ne renierais jamais son combat pour la démocratie, jamais. Mais sa politique économique n’a bénéficié qu’aux riches. Vous connaissez autant que moi : la lutte, elle, est sur les classes, pas la race. Ceux qui préfèrent voir la race de Sunak, occultent sa classe bourgeoise, néo-libérale et foncièrement capitaliste.
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