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Défaillance du système judiciaire: quand des «communication problems» privent un détenu de son droit à la liberté
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Défaillance du système judiciaire: quand des «communication problems» privent un détenu de son droit à la liberté
Au matin du mardi 25 octobre, toutes les procédures semblaient se dérouler normalement à la Bail and Remand Court (BRC) de Port-Louis. Sauf que cette fois-ci, les caméras de vidéoconférence n’ont pas fonctionné au tribunal. Un par un, pour la quasi-totalité des cas où des détenus de diverses prisons devaient comparaître proforma on remand, on pouvait entendre le policier en charge énoncer une simple phrase :«Communication problem with this prison; to be remanded up to 15 Novam.» En quelques secondes, les dossiers de tous les détenus s’empilaient au milieu des rires et des bavardages et ceux-ci étaient rapidement emportés. L’identité de ces détenus et leur chance tant attendue de se battre pour leur liberté semblaient être réduites à de simples statistiques – des «cause number» inscrits sur un tas de dossiers prêts à être stockés dans un tiroir pour les trois prochaines semaines. Parmi ces piles de dossiers en figurait un en particulier: celui de Jean Paul Stefan de Cazanove.
Pour rappel, ce dernier avait été arrêté le 22 septembre 2020 par la brigade antidrogue, sous deux accusations provisoires d’importation de drogue synthétique cannabinoïde et de trafic de Rs 3 millions. Il est depuis détenu à la prison de Beau-Bassin. Deux ans plus tard, les charges formelles sont loin d’être logées et prouvées, et le rapport d’analyse du Forensic Science Laboratory (FSL) n’a toujours pas été soumis en cour. De nombreuses lacunes ont également été relevées dans cette affaire : arrestation et détention arbitraires; absence répétitive de l’enquêteur de l’ADSU concerné devant le tribunal, pas de preuve confirmée, pas de charges formelles, mais pas de liberté provisoire pendant deux ans.
Or, à la suite du jugement rendu en août dans le cas de James Clyde Hollingsworth – un cas similaire à celui de Stefan de Cazanove et qui est maintenant devenu un précédent juridique –, le DPP avait retiré son objection à la mise en liberté sous caution de Stefan de Cazanove. Cependant, on apprend cette fois-ci que la magistrate de la BRC n’est nullement au courant de cette décision du DPP, puisque celle-ci n’a jamais été officiellement transmise à la juridiction de la BRC jusqu’à présent. D’ailleurs, on a pu entendre le policier affirmer que «there has also been no correspondence in this case», nous laissant ainsi avec des questions sans réponses. Lors de cette séance à la BRC, le chef enquêteur de l’ADSU concerné dans ce cas était aussi absent, encore une fois. Donc, aucune interrogation, et nulle mention du rapport du FSL – si celui-ci existe bien – en cour.
Ces «communication problems» apparents avaient été également soulevés le 4 octobre 2022, lors de la comparution devant la BRC de Stefan de Cazanove pour débattre de sa libération sous caution. Par la suite, une lettre évoquant cette problématique a été adressée à diverses autorités concernées, dont l’Independent Police Complaints Commission et la National Human Rights Commission, par Stefan de Cazanove. Comment pourrait-on expliquer un tel défaut et retard de communication au tribunal et quel en est l’impact ? Pour Mᵉ Rodney Rama, l’avocat de Stefan de Cazanove, c’est plutôt anormal. «C’est à la Cour suprême qu’il revient d’informer la BRC de cette décision du DPP et elle aurait dû le faire depuis longtemps… ce n’est pas normal.» Pour la famille du détenu, cela signifie attendre de nouveau la prochaine date de comparution, à vivre de nouveau dans une famille brisée et s’accrocher au peu d’espoir qui reste dans le système. «C’est vraiment cette lenteur du système de justice qui nous brise.»
Ladite lettre, datée du 6 octobre 2022 et dont une copie a été remise à l’express, mentionne également que, le 31 août 2022, un sergent affecté à l’ADSU de l’aéroport se serait rendu à la prison centrale de Beau-Bassin, en compagnie de son collègue, afin de confronter Stefan de Cazanove avec le soi-disant rapport du FSL – un rapport qui n’a jusqu’à présent jamais été produit devant la cour. Cependant, c’est dans ces conditions qu’il devait d’abord fournir une déclaration sans être assisté par son avocat. Comme on peut lire dans la lettre :«…In as much as I declined their unwarranted demand of being informed about the FSL result under condition of giving a statement first at the detriment of not being assisted by a counsel. At the material time I expressed my willingness to take cognizance of the result only, both ADSU officers bolted away refusing to disclose the FSL result to me and no confrontation took place…»
Y a-t-il eu une mise à jour de la part des autorités concernées du rapport du FSL, dont les deux officiers de l’ADSU avaient fait mention à Stefan de Cazanove ? «They have not come back to me; ils n’ont rien fait. Ils semblent vouloir badiner avec, je ne sais pas pourquoi», indique Me Rodney Rama.
Un autre aspect tout aussi préoccupant de cette affaire reste la caution monétaire, qui s’élève à Rs 350 000, et une reconnaissance de dette de Rs 1 million. «Dans la plupart des cas qui concernent des accusations de trafic de drogue, la caution est monétaire, et c’est une somme élevée. Cela doit être revu car, en fin de compte, cela rend la caution inaccessible», explique Mᵉ Rodney Rama. Or, compte tenu de la singularité de ce cas en particulier, la caution monétaire n’est-elle donc pas un élément incriminant en soi ? «Unfortunately, these are the laws as they are and the discretion of the Magistrate remains, which is to impose a monetary figure that has to be paid in cash. The other issue being that, obviously if you expect them to pay in cash, it means that you expect them to have that kind of money which, in itself, can be self-incriminating… how can he have that kind of money?» a réagi Me Rodney Rama.
Caution monétaire: «Bail for the rich, jail for the poor»
Une loi ayant l’air de «One-Size-Fits-All», qui ne tient pas compte de la singularité des cas. «Monetary bail is bail for the rich and jail for the poor», c’est ce qu’avait affirmé Mᵉ Rama Valayden, lors de la proposition d’amendements à la Constitution dans le cadre de la Journée internationale de la démocratie. Or, selon l’ancien «Attorney General», la caution monétaire doit être abrogée car, compte tenu de nombreux cas de détention injuste, elle ajoute un énorme élément d’auto-incrimination. «Ce n’est pas seulement la loi en elle-même qui doit être revue, mais son application. Très souvent, les détenus se retrouvent en détention punitive et prolongée malgré des failles comme l’absence de rapport du FSL et le manque de preuves, parce qu’ils n’ont pas les moyens de payer la caution monétaire pour en sortir. Un autre défi est que, souvent, nos magistrats viennent de familles finan cièrement stables - ; on a donc tendance à présumer que juste parce qu’on serait capable de payer une caution, un détenu ou sa famille aurait aussi ce genre de sécurité financière. Les choses doivent être envisagées du point de vue des détenus et non de celui des magistrats», explique Mᵉ Rama Valayden. Dès lors, quelle serait l’alternative pour surmonter cette faille ? «Abolir la caution monétaire et introduire le concept de caution non monétaire pour ce type de cas. En outre, si une personne reste en détention dans le cadre d’une accusation provisoire pendant plus d’un an et que la police et la cour sont incapables de prouver sa culpabilité, l’affaire doit être rayée.»
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