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[Dossier] Ranch à Grand-Bassin: La chasse est finie...pour l’instant

12 mars 2023, 09:44

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[Dossier] Ranch à Grand-Bassin: La chasse est finie...pour l’instant

Une chasse incessante aux individus, aux prête-noms, aux biens et aux terrains. L’enquête de la Commission anticorruption sur l’affaire Franklin se poursuit. Si de nouveaux développements se font jour de la part des autorités, toutefois, de nombreuses questions se posent.

Il fait un temps plutôt maussade, froid et brouillardeux, accompagné de pluies fortes en ce jeudi 9 février. La météo contraste avec le vaste et riche paysage forestier qui entoure le chemin vers Mare Longue et donne une impression de confort et de sérénité. Sur le chemin, nous apercevons plusieurs terrains de chasse, un dont l’entrée est ornée d’un beau panneau d’accueil en bois, et un autre terrain privé, non loin de là, avec un avis mentionnant qu’il s’agit bien d’un terrain de chasse, dont les locaux sont surveillés par des caméras, bien qu’aucun panneau ne mentionne le nom du propriétaire ou un quelconque numéro de contact.

En route vers le Ganga Talao, le lac sacré à Grand-Bassin, la majestueuse sculpture de Shiva nous accueille, dégageant une énergie spirituelle très positive. A peine 500 à 700 mètres avant le lieu saint, sur le côté gauche de la route, un petit passage rocailleux nous mène à un gros portail en métal, de couleur verte, automatique, et ayant l’air plutôt ancien. Aucun panneau ni dénomination n’est présent à l’entrée.

Ce passage est tellement isolé et caché parmi les gros arbres que l’on ne remarquerait même pas son existence en allant vers le Ganga Talao, sauf si on est en train de conduire avec un œil attentif afin de vraiment se repérer. Entouré de buissons et d’arbres, au milieu d’un vaste terrain rocailleux et boueux, le grand portail est fermé à clé. A côté, une clôture en fil de fer sécurise la zone. C’est ce lieu qui a été la cible des officiers de la Commission anti-corruption le 3 mars dernier, dans le cadre de l’enquête sur Jean Hubert Celerine, alias Franklin. C’est alors qu’ils ont également découvert un ranch.

Le bénéficiaire de ce terrain de chasse à bail serait l’Eco Deer Park Association. Les enquêteurs de la Commission anticorruption auraient identifié le propriétaire du ranch comme un des prête-noms de Franklin et soupçonneraient que ce dernier y organisait régulièrement des rave-parties avec ses associés.

De la porte d’entrée, à l’intérieur, on aperçoit un petit bâtiment d’apparence abandonnée, non entretenu, construit avec des poteaux en métal et recouvert de tôles peints en blanc. On y distingue trois chaises cassées, quelques tôles, deux barils, dans l’enceinte, et une antenne de télévision branchée au toit du bâtiment. La vue d’ensemble indique que le bâtiment – qui semblerait abriter le gardien chargé de surveiller ce lieu et contrôler l’accès à la totalité du terrain de chasse – est probablement habité par quelqu’un de temps en temps, même si ce n’est pas souvent.

La ruelle, rocheuse et boueuse, située à côté du bâtiment, mène à l’intérieur de la forêt dense, dont on ne voit pas le bout à l’œil nu. Après avoir attendu pendant près d’une demi-heure, et klaxonné à plusieurs reprises en espérant qu’un gardien vienne nous parler ou nous laisse entrer, nous décidons de repartir. Notre passage nous menant à ce coin isolé, au milieu de la nature, loin des regards des gens, aura été bref. Nous avons découvert l’existence d’un ranch jusqu’ici inconnu du grand public même si nous n’avons pas eu accès à l’intérieur.

L’accès à ce terrain, situé à Grand-Bassin, est interdit.

Comment obtenir un bail pour un terrain de chasse ?

Selon la «Shooting and Fishing Leases Act», la loi régissant les baux sur les terres de l’État et qui concerne essentiellement les baux sur les chasses et les baux agricoles, pour de tels terrains, le ministère de l’Agroindustrie peut accorder un bail, selon des conditions qu’il détermine. La date d’entrée en vigueur du bail est à la date que le ministère détermine. La loi prévoit également que le bail doit être validé par un contrat établi en trois documents originaux, signé par le bénéficiaire du bail et par le ministère – ou par un fonctionnaire de son ministère, désigné par écrit à cet effet –, et que ceci doit être enregistré. L’un des documents originaux du contrat appartient au bénéficiaire, un autre au Conservateur des forêts et le troisième document original est transmis au bureau du «Registrar General» en vertu de la «Transcription and Mortgage Act».

En outre, un montant doit également être payé par le bénéficiaire au ministère, et aucun contrat n’est signé tant que son bénéficiaire n’a pas payé tous les frais applicables. Le propriétaire d’un terrain de chasse explique que ce montant augmente chaque année et que le contrat est généralement valable pour une durée de sept ans. Après sept ans, ce contrat est renouvelé si le ministère est convaincu que toutes les conditions prescrites dans le contrat sont respectées, que la gestion du terrain de chasse se passe sans problème et qu’il n’y a pas d’activité louche ou non autorisée. «En général, si un individu – amateur de chasse – veut obtenir un terrain de chasse à bail auprès de l’Etat, il en cherche un, ou il effectue une demande auprès du ministère et celui-ci recherche un terrain approprié et libre qui peut être loué à cette fin. Le minimum requis», dit-il, «est de 100 arpents pour qu’un terrain soit qualifié de terrain de chasse.»

«Aucun engagement de tiers autorisé»

Ce propriétaire d’un terrain de chasse ajoute que d’habitude, un terrain destiné à un tel usage est livré avec le bâtiment devant servir de logement au gardien et avec un ranch. Si ce n’est pas le cas, ceci ou d’autres installations annexes peuvent être construites, à condition que le ministre soit clairement au courant et ait donné son aval par écrit. «Le terrain reste toujours la propriété de l’État et outre les conditions spécifiées dans le contrat entre le bénéficiaire et le ministre, aucune autre activité, telle que la construction ou l’abattage d’arbres, n’est autorisée. Les officiers du département forestier sont mandatés pour effectuer des contrôles réguliers afin d’assurer un suivi adéquat et une transparence sur le territoire, et ces contrôles peuvent être effectués même sur une base hebdomadaire.»

Et quid de ce «trend» de potentiels prête-noms ou d’éventuelles locations à des tiers, entre le bénéficiaire du bail et d’autres personnes, comme dans l’affaire Franklin? «Le contrat est établi uniquement entre le bénéficiaire et le ministère de l’Agroindustrie, et aucun engagement de tiers n’est autorisé. C’est la raison pour laquelle des contrôles réguliers doivent être effectués par les officiers du département forestier en premier lieu. Dans ce cas, le ministère annule immédiatement le contrat», souligne le propriétaire d’un terrain de chasse.

Timing intéressant

Suite à la chasse incessante de prêtenoms et de terrains ayant présumément un lien avec Franklin, le ministère de l’Agro-industrie et de la Sécurité alimentaire a émis un communiqué le lundi 6 mars pour préciser que Franklin «n’est pas et n’a jamais été détenteur d’un bail quelconque sur les terres de l’État tombant sous la tutelle des Services forestiers du ministère de l’Agro-industrie et de la Sécurité alimentaire». Soulignant qu’il serait judicieux de laisser l’enquête suivre son cours sans ingérence médiatique ou politique pouvant porter préjudice à l’enquête ou à un éventuel procès en justice. Le ministre de l’Agro-industrie et de la Sécurité alimentaire Maneesh Gobin – qui est aussi l’Attorney General – a affirmé que «toute occupation et activité illégale, contraires aux conditions attachées à un terrain loué à bail, seront sanctionnées».

Par ailleurs, selon les informations obtenues par l’express et publiées dans un article daté du 8 mars 2023, une équipe de l’ADSU se serait rendue sur ce terrain le 28 janvier 2016. Elle y aurait trouvé et arraché 131 plants de gandia. Un membre de la SMF, qui accompagnait l’ADSU, aurait été blessé lors de l’opération par un fusil de chasse aménagé en piège à rat ou en piège à tenrec (Ndlr : tangue). Ni le locataire ni les gérants n’auraient été inculpés pour le gandia ou pour le piège. À l’ADSU, on expliquerait que, bien qu’il y ait eu plusieurs descentes sur le site et que des plants de cannabis y aient été arrachés, il n’a jamais été possible de relier cette culture au locataire ou aux gérants, car le terrain est vaste.

Après ces incidents, le ministre de l’Agro-Industrie de l’époque, Mahen Seeruttun, aurait non seulement résilié le bail mais aurait aussi fermé le terrain. Des membres de la SMF y ont même été postés comme sentinelles. Toujours selon les informations obtenues par l’express et publiées le 8 mars, les gérants auraient approché un haut gradé du gouvernement après 2019 pour obtenir le bail en leur nom. Ce dernier aurait alors accepté le deal en échange d’un pot-de-vin de 4 millions de roupies.

Le mardi 7 mars 2023, un avis de résiliation de bail a été adressé à l’Eco Deer Park Association par les Services forestiers, pour avoir enfreint la ou les conditions spécifiées dans le contrat de bail. Comme on peut le lire dans l’avis adressé à l’Eco Deer Park Association, «The lessor, (Government of Mauritius) has taken note that you, the lessee, have undertaken activities outside the ambit of the lease and the applicable legislations as specified in the said lease.» Ainsi, depuis le 9 mars, soit 48 heures après cet avis, le contrat de bail est résilié.

Or, le moment choisi pour émettre cet avis est plutôt intéressant. Ce contrat de bail, apprend-on, a été établi le 17 février 2022. Quelle(s) est/sont la/les condition(s) qui n’a/ont pas vraiment été respectée(s) ? Le propriétaire serait-il vraiment le prête-nom de Franklin ou louait-il simplement ce domaine à ce dernier pour l’organisation de concerts et probablement des «rave parties» ? Et si c’est le cas, depuis plus d’un an, les Services forestiers n’ont-ils pas effectué des contrôles pour surveiller des activités potentiellement non autorisées qui se déroulaient sur ce terrain de chasse, qui est situé à peine quelques centaines de mètres de Grand-Bassin ? D’ailleurs, suite à la descente des officiers de la Commission anti-corruption en ce lieu, les informations révélées publiquement n’ont pas plu à plusieurs internautes qui ont exprimé leur colère et inquiétude à ce sujet.

Nous avons sollicité des précisions et des explications auprès des Services forestiers. À l’heure où nous mettions sous presse, nous attendions toujours leur réponse.