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Alain Barbé: «La presse écrite reste la source de renseignement la plus crédible»
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Alain Barbé: «La presse écrite reste la source de renseignement la plus crédible»
Tous ceux qui l’ont côtoyé à «l’express» se souviennent de ce «gentleman journaliste», sur qui l’on comptait pour la une du journal. À entendre Alain Barbé, retraité il y a dix ans après 35 ans de carrière, on revit l’âge d’or du journalisme, pré-internet et réseaux sociaux. C’est sur le terrain qu’on apprend tout, que l’on construit son carnet d’adresses, que l’on peut avoir des scoops, faire du «news breaking». Technologie ou pas, les règles déontologiques et les grands principes restent les mêmes.
Après vos études au collège Bhujoharry, où vous avez été enseignant également, vous avez choisi le métier de journaliste. Pouvez-vous nous raconter votre choix de carrière ?
J’ai rejoint l’express en juin 1978, comme reporter, après avoir été dans l’enseignement au collège Bhujoharry. C’est par pur hasard que j’ai atterri à l’express. Le journal passait à cette époque à une nouvelle étape de son évolution et recrutait des journalistes. Une proposition d’embauche m’a été faite et j’ai accepté. J’avais trouvé les conditions de travail alléchantes et j’ai donc saisi l’opportunité de travailler dans un grand journal. Je n’avais aucune notion du journalisme. Je ne connaissais rien, absolument rien, du monde journalistique. Pour moi, c’était un véritable défi que j’ai accepté de relever et, en fin de compte, ça a été une très longue et riche carrière.
Qui sont les journalistes qui vont on t'inspiré à l’époque ?
Sans aucun doute je dirai que le Dr Philippe Forget, le rédacteur en chef de l’express, a été ma principale source d’inspiration. L’express a été pour moi une formidable école de journalisme avec le Dr Forget comme professeur. La rigueur et la discipline étaient les maîtres mots sous son administration. Il ne transigeait pas sur ces principes.
D’ailleurs, tous les journalistes qui ont travaillé sous sa direction se sont imposé cette même discipline et cette même rigueur tout au long de leur carrière. Il n’était nullement question pour un journaliste d’écrire un article jugé préjudiciable à une personne sans avoir eu au préalable la version des faits de cette personne. Cette consigne était respectée par tous les journalistes. Le respect de ces principes m’a permis de faire une carrière de 35 ans à l’express sans avoir eu un seul procès en diffamation.
À vos débuts, vous avez été redoutable dans le «police beat». Est-ce une bonne chose ?
J’ai effectivement passé la majeure partie de ma carrière dans la section actualité générale. Je couvrais les activités syndicales, politiques, les faits divers, crimes, accidents, incendies, braquages, drames en mer, saisies de drogue. C’est seulement au cours des neuf dernières années que je me suis concentré sur les affaires économiques.
Si l’on me demande lequel de ces deux secteurs, faits divers ou affaires économiques, je préférais couvrir, je répondrai sans hésitation les faits divers. Avec les faits divers, on est sur le terrain et ça me plaisait énormément.
Est-ce une bonne chose que de démarrer par le terrain pour tout jeune journaliste ?
Quand je suis arrivé à l’express, c’était le Dr Forget, qui animait chaque matin le briefing de 9 heures à 10 h 30.
Le briefing était quelque chose de sacré. Chaque journaliste proposait cinq ou six sujets sur lesquels il allait travailler pendant la journée, espérant bien sûr que deux ou trois de ces sujets allaient aboutir. Il n’était nullement question pour un journaliste de rater le briefing ou même d’y venir en retard. Ce n’était pas permis.
Une fois le briefing terminé, les journalistes seniors et les tout jeunes, sans distinction aucune, partaient tous sur le terrain presque immédiatement et on ne revenait au bureau que dans l’après-midi pour rédiger nos textes. On passait vraiment très peu de temps au bureau après le briefing.
Chaque journaliste avait ses secteurs de prédilection. Moi, j’allais le plus souvent aux Casernes centrales ou au siège de la douane qui se trouvait non loin de la poste centrale. J’y passais toute une demi-journée. D’autres allaient à l’Hôtel du gouvernement ou à la Cour suprême. Nous étions tous animés par le même désir de faire du news breaking. C’est sur le terrain qu’on apprend tout, que j’ai tout appris. Le news breaking, on ne pouvait le faire que si on passe du temps sur le terrain. C’est là aussi qu’on bâtit ses contacts.
Vous aviez aussi un carnet de contacts assez impressionnant. Ministres, hauts fonctionnaires , commissaire de police étaient vos camarades de classe, voire vos élèves, avant de franchir le Rubicon...
C’est vrai que j’avais un commissaire de police comme camarade de classe et ça m’a aidé. J’avais aussi un carnet avec les numéros de téléphone de presque 300 policiers, affectés aux Casernes centrales et dans tous les postes de police de l’île, constables, sergents, inspecteurs, chef inspecteurs, surintendants, assistants commissaire de police, et dans toutes les divisions, ADSU, National Coast Guard, CID, et des hauts gradés également. Les douaniers, je connaissais la plupart d’entre eux, qu’ils soient postés à l’aéroport ou au quartier général de la douane à Port-Louis et ils me connaissaient aussi.
Cela a permis à l’express généralement d’avoir en primeur les grosses saisies de drogue ou les fraudes douanières sur les sous facturations des importations par des commerçants et d’être le leader dans ces secteurs. Chercher des scoops et ne jamais être battu dans un fait divers était ma driving force. Je me sentais mal à l’aise si j’étais devancé par un confrère sur un fait divers.
Bien des policiers ou des douaniers venaient chez moi pour me donner des scoops. La confiance était mutuelle. Ils me donnaient même des documents pour soutenir des allégations. Ils savaient que je n’allais rien écrire sans des preuves à l’appui. Parfois, je repoussais de 24 heures la rédaction d’un article si je n’avais pas tous les éléments pouvant prouver l’exactitude de mes articles. J’allais de l’avant avec la rédaction seulement si j’étais satisfait et convaincu qu’ils étaient exacts.
Racontez-nous vos meilleurs scoops et ce que vous avez ressenti en les découvrant en Une de «l’express», au vu et au su de tous.
Il y a eu tellement de scoops. Mais je mentionnerai, par exemple, l’article sur les allégations de viol d’une fillette de 14 ans portées contre un commandant indien attaché à l’époque à l’Helicopter Squadron de police. Cette affaire avait fait couler beaucoup d’encre dans les années 1990.
Il y a eu l’article sur l’affaire de sous facturations par une maison commerciale des importations d’un grand nombre d’articles, tels que survêtements, chaussures et casquettes, destinés à la force policière. Cette compagnie avait été condamnée à une amende de Rs 24 millions en 2007.
Je n’oublierai pas non plus l’article faisant état des critiques de l’exPremier ministre, sir Seewoosagur Ramgoolam, sur le contenu du rapport de la commission d’enquête présidée par le juge Victor Glover sur les ministres Lutchmeeparsad Badry et Giandev Daby, en 1979. La commission d’enquête portait sur des allégations de corruption à l’encontre de ces deux ministres. Le lendemain, jour de la parution de l’article, les critiques de l’ex-Premier ministre avaient suscité une grande effervescence à la Cour suprême.
Cet article m’avait d’ailleurs permis de remporter en 1980 le prix du meilleur scoop dans le cadre d’un concours organisé par l’Association des Journalistes de l’île Maurice. C’est un sentiment de satisfaction d’un travail bien fait quand votre article paraît à la une du journal.
En comparaison à vos débuts, le monde de la presse a évolué au fil des ans et des technologies. Comment avezvous vécu le passage de la machine à écrire Olivetti au micro-ordinateur ?
C’était difficile pour moi de m’y adapter. Mais j’ai dû m’y faire. J’étais le dernier journaliste à l’express à abandonner ma machine à écrire Olivetti. D’ailleurs, je l’ai encore chez moi. Mes collègues ne cessaient de me demander quand j’allais passer à l’ordinateur. J’ai fini par le faire. Il le fallait. Ce n’était pas facile pour moi, qui étais de la vieille école. J’ai eu bien des difficultés à m’adapter à l’ordinateur.
Quels autres changements durant votre longue carrière à «l’express» vous ont marqué ? Pensez-vous que le journaliste était réfractaire au changement ou a-t-il su s’adapter ?
Moi j’étais plutôt à l’aise dans les news. Mais quand Jean Claude de l’Estrac est devenu rédacteur en chef, il privilégiait les reportages. Marie-Annick Savripène m’a beaucoup encouragé à m’exercer aux reportages. Elle m’a dit : «Alain, essaie, et tu vas réussir.» Alors j’ai essayé. J’ai fait un premier reportage sur une centrale d’énergie et elle m’a dit : «Tu vois, tu as réussi.» Et d’autres reportages ont alors suivi. L’avènement des radios privées nous imposait ce changement de style.
A Port-Louis, j’avais un locker où je rangeais la majorité de mes articles, faits divers ou autres. C’était pour faciliter mes besoins de documentation. Mais quand nous nous sommes installés à Riche-Terre, j’ai eu à trouver une autre solution pour ma documentation, et ça a marché. Nous avions aussi une salle de documentation à l’étage. Les responsables de ce département, Ronald Raimbert et son assistante, Marie-Noëlle Lafraisière, m’aidaient rapidement avec les dossiers que je cherchais, et toujours dans la bonne humeur.
Et l’avènement de l’Internet sur le journalisme, comment l’avez-vous vécu ?
L’Internet m’a plutôt servi comme une source de documentation mais malgré ça, je procédais à la vérification de mes informations avant de passer à l’étape de rédaction.
Avec l’Internet les news deviennent vite périmées. Les lecteurs voient très vite les nouvelles sur le net. Il faut rebondir et trouver des informations additionnelles ou alors s’adonner aux reportages. Il faut trouver d’autres détails pour inciter les lecteurs. Il faut trouver d’autres angles d’attaque pour un article.
Chaque jour est un véritable challenge pour un journaliste. À Riche-Terre, dans l’après-midi, quand Raj Meetarbhan, le rédacteur en chef, s’approchait de nous et nous demandait ce que nous avions pour la tour du journal, parfois, même à 16 heures, on n’avait rien. Là, on donnait des coups de fil, 10, 15, 20, à gauche, à droite, pour trouver une nouvelle forte et susceptible de faire la Une du journal le lendemain. Nos contacts n’étaient pas toujours disponibles. Quand les coups de téléphone ne donnaient rien, l’inquiétude s’emparait de nous. C’était un véritable cassetête. Trouver une tour chaque jour n’était pas toujours gagné d’avance. Raj nous mettait sur une piste. Les seniors et d’autres collègues de la rédaction s’activaient un peu plus. On finissait toujours par s’en sortir et on pouvait respirer. On se disait souvent : «Il y a toujours un Dieu pour les journalistes.»
Si vous avez connu l’émergence des radios privées en 2002, vous n’avez pas travaillé à l’ère des réseaux sociaux, où des internautes deviennent des citoyens-journalistes ?
Il y a eu tellement d’allégations non fondées sur les réseaux sociaux que je dirai que la presse écrite reste la source de renseignement la plus crédible.
«L’express» e s t souvent accusé d’être anti gouvernement. Vous qui avez connu plusieurs partis au pouvoir, était-ce toujours le cas ?
L’express en particulier, a été victime de boycott sous divers gouvernements, quels qu’ils soient. La bataille risque cette fois-ci d’être encore plus longue, mais l’express a toujours su faire preuve d’initiatives pour s’en sortir et continuer d’exister. Les différents gouvernements pensent que l’express est anti-gouvernemental, donc pro-opposition. Cela a toujours été perçu ainsi.
«J’avais aussi un carnet avec les numéros de téléphone de presque 300 policiers.»
Votre regard sur la presse d’aujourd’hui et «l’express»...
La presse, l’express en particulier, est très critiquée. Cela a été le cas dans le passé. C'est toujours le cas aujourd’hui. Mais la presse dans son ensemble est jugée nécessaire dans une démocratie. Des gens continuent à lire des journaux, l’express et autres, parce qu’ils pensent que la presse écrite est une source de renseignement crédible.
C’est vrai qu’avec l’Internet le nombre de lecteurs et d’abonnés diminue. Le lectorat vieillit. Mais si les informations contenues dans un journal sont exactes et crédibles, je pense qu’il sera protégé des dangers qui le guettent et que le journal continuera d’attirer des lecteurs.
Spéculer, faire des allégations non fondées ne servira pas l’intérêt du journaliste, du journal et de la société. Plus nous avons une presse diversifiée, plus la presse est libre, plus la démocratie est renforcée, et plus la société en profitera. Il serait dommage que d’autres titres disparaissent des kiosques. Thomas Jefferson, troisième président des États-Unis, a dit : «The only security of all is in a free press.»
La presse doit dénoncer les scandales. Mais tout est une question d’équilibre, d’objectivité, d’impartialité et également une question de séparation de l’information de l’opinion. Dénoncer les scandales doit se faire dans le respect des règles de la déontologie. S’écarter de l’éthique ne fera qu’affaiblir une presse libre.
En termes de déontologie, quelles sont les règles du métier qui ont changé sous vos yeux ?
Les règles de base du métier ne changent pas avec l’évolution de la technologie et elles ne changeront pas. Il faut toujours vérifier ses informations et donner la parole à une personne incriminée dans un article avant de le publier. Il faudra toujours respecter la déontologie, l’éthique journalistique. On ne pourra pas changer les règles de base du métier au nom de l’évolution de la technologie. On s’exposera à trop de risques inutiles. Respectez les règles et tout va bien fonctionner.La course aux scoops ne doit pas nous faire oublier ces règles de base.
Un conseil aux journalistes de 2023 ?
Évitez de faire des spéculations et des allégations non fondées. Persévérez et gagnez la confiance de votre interlocuteur. Soyez toujours rigoureux. Faites davantage de documentation avant de poser des questions à votre interlocuteur et vérifiez toujours vos informations avant de rédiger un article. C’est la base et ça restera la base du métier et vous réussirez. Soyez élégants dans votre attitude et ne faites jamais du sensationnalisme. Ne soyez pas agressifs. Évitez le vedettariat.
Mini-bio
<p>Détenteur d’un HSC, Alain Barbé a été enseignant au collège Bhujoharry de janvier1972 à mai 1978 avant de rejoindre<em> l’express</em> comme reporter en juin 1978. Il a été promu «Senior Journalist» quelques années plus tard et ensuite nommé «<em>Economic Editor»</em> en mars 2013. Il a pris sa retraite de <em>l’express</em> en décembre 2013 après 35 ans de carrière et a rejoint Innodis en janvier 2014 pour s’occuper du magazine de cette compagnie. Il a passé cinq ans chez Innodis.</p>
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