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Enfants des rues, ces abandonnés des autorités

21 mai 2023, 20:15

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Enfants des rues, ces abandonnés des autorités

À l’Assemblée nationale mardi dernier, Kalpana Koonjoo-Shah déclaré qu’aucun cas de «street children» n’a été rapporté à son ministère. Selon la ministre de l’Egalite du genre, la raison est qu’il n’y a pas de définition légale de ce terme. Cependant, ceux qui maîtrisent le dossier affirment que non seulement cela ne devrait pas être un frein pour prendre ce problème à bras le corps, mais le phénomène s’amplifie. Quant à l’Organisation des Nations-Unies (ONU), les mêmes recommandations sont faites, année après année, par le Comité des droits de l’enfant.

Définitions subtiles

C’était en réponse à une question de Karen Foo Kune-Bacha, députée du MMM, qui voulait savoir combien de cas d’enfants en situation de rue ont été rapportés à son ministère, et parmi, le nombre de garçons, de filles, d’utilisateurs de drogues et de déscolarisés. Pas de réponse sur cette partie de la question car selon la ministre,«In Mauritius, there is no legal definition of ‘street children’». Dans le même souffle, elle explique que les mesures pour faire face à ce problème, elles, existent. Par exemple, il y a le support psychologique et social aux victimes, l’identification des parents et leur réhabilitation, redirection vers le ministère de la Sécurité sociale et la National Social Inclusion Fund et la collaboration avec l’ONG SAFIRE. Est-ce que le ministère va s’attaquer à ce problème en définissant une stratégie avec les partenaires et les ONG ? Encore une fois, Kalpana KoonjooShah revient sur l’absence de terme légal. «To try to put it in a context, street children in Mauritius could be referred to what so many of us including myself has done as children in our childhood which is during the school holidays, spent the entire day on the streets and then when it starts getting dark, go back home»,dit-elle et annonce que la première étape serait d’avoir une définition. Une date pour cela, insiste Karen Foo Kune-Bacha ? «Soon». Il n’y aura pas plus de détails sur cette affaire.

Rita Venkatasawmy, l’Ombudsperson for children, revient sur la différence entre les enfants des rues et enfants en situation de rue. «Un enfant en situation de rue est bien souvent livré à lui-même durant la journée et la plupart du temps. Mais il dort pas à la rue en pleine nuit. Si tel est le cas, l’enfant sera tout de suis pris en charge par l’État.»

Solicitée, Karen Foo Kune-Bacha se dit choquée par le manque d’intérêt face à ce problème de société. «Donc, il faut une définition légale pour lever le petit doigt ? S’il n’y a pas de définition, rien ne sera fait ?», s’insurge-t-elle et réitère que l’ONU fait des recommandations depuis plusieurs années. «Donc, la ministre fait fi de ce que cette instance internationale dit ?» La députée rappelle que lorsque le MMM était au pouvoir, du personnel avait été recruté pour s’occuper d’eux.

Du côté de l’ONG SAFIRE (Service d’accompagnement, de formation, d’intégration et de réhabilitation de l’enfant), le point évoqué par la ministre est un non-problème. «Avec ou sans terminologie légale spécifique sous la loi mauricienne, le problème existe bel et bien et ce depuis des années, il est donc grand temps de le résoudre, car depuis plus d’une décennie, rien n’a été fait», affirme Edley Maurer, manager de l’ONG. Sur Statistics Mauritius, aucun chiffre n’est disponible sur le nombre d’enfants des rues ou en situation de rue. Mais le directeur de SAFIRE avance qu’une étude menée par cette instance non-gouvernementale en collaboration avec la Mauritius Family Planning and Welfare Association avait révélé qu’il y avait 6 780 enfants en situation de rue à Maurice en 2012. 11 ans plus tard, ce nombre n’a fait qu’augmenter, la pandémie de Covid-19 a aggravé la situation. «Le confinement et l’inadaptation par rapport aux cours en ligne, ajoutés à la crise économique qui touche davantage de familles, ont conduit à une augmentation drastique. Nous avons mené une mini-enquête dans les régions où nous travaillons, en envoyant des questionnaires à des enfants qui ne sont pas sous notre tutelle. Sur 242 participants, 82 avaient été déscolarisés parce qu’ils ne pouvaient pas se familiariser avec le système en ligne, qu’ils se sentaient déséquilibrés ou qu’ils n’avaient pas les moyens de suivre des cours en ligne» avance l’ONG.

De ce fait, nombreux sont ceux qui ne se rendent pas à l’école, qui ont abandonné leurs études ou qui après les heures de classe, se retrouvent dans la rue jusque tard dans la nuit, en l’absence totale d’un guide parental et de sa présence. «Nous constatons également, entre autres, que de nombreuses jeunes filles sont devenues mères et vivent seules, par manque d’éducation sexuelle» poursuit Edley Maurer. D’ailleurs, ce dernier point a été soulevé à plusieurs reprises dans les rapports du comité de l’ONU. 

Le rapport de 2012

L’un des principaux objectifs de l’étude menée en 2012 était également de formuler une définition globale du phénomène des enfants des rues dans le contexte culturel et socioéconomique local et de faire des recommandations pour résoudre le problème. L’étude avait démontré qu’à Maurice, les enfants en situation de rue existent principalement sous la forme de «children on the street» et de «street-working children». La plupart étaient âgés entre 11 et 16 ans, et la vraie problématique des enfants en situation de rue était centrée autour de ceux qui travaillent dans la rue, puisque la majorité des enfants touchés par l’étude avaient un toit où dormir. Ils se retrouvaient dans la rue pour des raisons diverses, comme l’absence des parents ou une situation socio-économique difficile. Ces enfants étaient souvent victimes de maltraitance, d’abus sexuels ou encore de la drogue. Encore un problème pointé du doigt à plusieurs reprises par le comité de l’ONU.

L’étude avait également relevé de nombreuses lacunes dans le système. Par exemple, ces enfants développent des mécanismes de survie - tels que le vol, la prostitution et la toxicomanie. Un autre problème qui perdure est le fait que ces enfants soient invisibles et ne sont remarqués que lorsqu’ils deviennent une nuisance pour le grand public. Malheureusement, ces symptômes du phénomène sont souvent confondus avec les racines du problème, et les autorités réagissent par des mesures répressives telles que l’envoi des enfants dans des institutions correctionnelles. Les conditions de certaines de ces institutions et les programmes mal adaptés conduisent à un isolement, une stigmatisation et une privation accrus, ce qui explique pourquoi les enfants échappent au contrôle et au soutien d’adultes responsables.

«Avec ou sans terminologie légale spécifique sous la loi mauricienne, le problème existe bel et bien et ce depuis des années, il est donc grand temps de le résoudre, car depuis plus d’une décennie,rien n’a été fait.»

Malgré les recommandations, rien n’a été fait, affirme une autre membre de SAFIRE. «Par exemple, il est facile de les placer dans des abris, mais ils ne peuvent pas rencontrer leur famille et, une fois arrivés à l’âge de 18 ans, ils se retrouvent sans abri et retombent dans le même cycle dangereux. Il y a un manque de soutien individuel et d’intervention holistique. Nous entendons encore parler d’enfants qui font des fugues des abris»,explique notre interlocutrice. Selon elle, un travail spécifique doit être effectué pour mieux équiper le personnel afin qu’il puisse faire face à ce problème. Chose qui a été évoquée à plusieurs reprises à l’Assemblée nationale au fil des ans. Dans la foulée, elle fait ressortir qu’il existe ceux remplis de bonne volonté et qui font du bénévolat. «Cela fait du bien. Mais est-ce que ces personnes sont formées pour gérer les enfants» demande-t-elle.

Problème qui dure

En 2002, sous le régime de sir Aneerood Jugnauth, un projet pour les enfants de rue avait été mis en place, et quelques années plus tard, les autorités s’en sont lavé les mains. Après l’abandon du projet par le gouvernement, SAFIRE est né, avec quelques personnes sensibles au sort de ces jeunes qui ne bénéficiaient plus d’aucun encadrement. «Nous ne sommes pas venus de nulle part pour inventer un nouveau problème. S’il n’y a pas de définition légale, cela signifie-t-il que le problème n’existe pas et qu’il n’est pas rapporté ? Des organisations telles que les Nations unies en ont également fait des rapports très complets, qui devraient être appliqués ici. Au lieu d’esquiver la balle et de s’acharner sur la terminologie légale, la priorité devrait être accordée à la prise en compte du problème et à la volonté de le résoudre», souligne Edley Maurer.

Même son de cloche de Sheila Bappoo, ancienne ministre de l’Égalité des genres. Sans détour, elle affirme que le problème est bien réel et les causes multiples. Elle cite la pauvreté et l’abus des substances pour soutenir ses propos. «Nous avions à l’époque beaucoup travaillé avec SAFIRE. Je suis choquée des propos de la ministre»dit-t-elle. Elle avance qu’à son époque, la décision de rendre l’éducation obligatoire jusqu’à 16 ans avait contribué à freiner ce problème car cela contribuait à ce que les enfants ne soient pas dans la rue, en pleine journée. Quant à la situation actuelle, Sheila Bappoo déplore l’absence de statistiques, encore un point noir pour le pays dans les rapports de l’ONU. «Le ministère doit mener une étude pour s’enquérir de la situation actuelle des enfants de rue dans le pays. Il est clair que qu’il doit y en avoir plus qu’avant. C’est un problème de société qui perdure.»

Arianne Navarre-Marie, ancienne ministre des Droits de la femme du gouvernement de 2000-2005 et députée du MMM, est aussi montée au créneau suite à la déclaration de la ministre. «Je trouve cela tout simplement absurde et aberrant de venir dire qu’il n’y a pas de définition légale. Dans le passé, plusieurs ministères ont déjà travaillé sur ce problème. Sam Lauthan qui était alors ministre de la Sécurité sociale et moimême avions fait appel à un expert réunionnais qui formait des street workers pour s’occuper de ces enfants». De plus, elle affirme qu’il n’y a qu’à faire un constat sur le terrain pour voir la condition de ces enfants. Arianne Navarre-Marie a d’ailleurs soumis une question à l’Assemblée nationale adressée à Kalpana Koonjoo-Shah. Elle veut notamment savoir si «Whether, in regard to the Children’s Act, she will state if consideration will be given for amendments to be brought thereto for the definition of street children to be inserted thereinto and, if so, when and, if not, why not?» Quant à Karen Foo Kune-Bacha, elle avance qu’au-delà du problème, il faut une étude globale non seulement sur le nombre et la situation, mais aussi l’identification des causes.

Rita Venkatasawmy, elle, avance qu’il est vrai que la définition légale n’existe pas. Néanmoins, les enfants ciblés, dit-elle, ont tous un profil de victime de violence, ils peuvent donc être pris en charge sous la Children’s Act 2020. Notre interlocutrice souligne que dans le passé un gros travail avait été fait avec SAFIRE et cite l’exemple de la sensibilisation et le soutien aux enfants concernés. 

Pas d’amélioration

L’absence de définition légale a été évoquée dans le passé par le comité de l’ONU, mais cela n’a pas empêché le gouvernement d’énumérer les mesures prises pour tenter de pallier le problème des enfants en situation de rue dans ses réponses à ce comité année après année. Ainsi, le rapport de 2015 faisait déjà ressortir que le pays comptait des milliers d’enfants en situation de rue âgés entre 11 et 16 ans, mais que «la gravité – voire l’existence même – du phénomène n’est pas suffisamment reconnue, ce qui limite la protection accordée à ces enfants.»De plus, le manque de données sur ce phénomène était jugé préoccupant, raison pour laquelle le comité avait recommandé à l’Etat d’améliorer la collecte d’informations. Parmi les autres problèmes notés, était la difficulté d’accès de ces enfants à l’éducation. Pour réduire l’ampleur du problème, l’État devrait s’assurer que ces enfants aient non seulement accès à l’éducation, mais que la langue utilisée dans le milieu scolaire soit adaptée à leur condition et leur niveau. L’élaboration d’une stratégie globale pour protéger ces enfants et déterminer les causes du problème afin de pouvoir les éliminer figurait aussi dans le document. «À cet égard, le Comité invite l’État à accorder une attention spéciale aux filles qui vivent dans la rue, qui sont particulièrement susceptibles d’être victimes de sévices sexuels ou d’exploitation et courent un risque accru de grossesse précoce». Il était aussi question de trouver des solutions autres que le placement systématique en institution et de demander à ceux responsables de violences envers ces enfants de répondre de leurs actes.

«Pour réduire l’ampleur du problème, l’état devrait s’assurer que ces enfants aient  non seulement accès à l’éducation, mais que la langue utilisée dans le milieu scolaire soit adaptée à leur condition et leur niveau.»
 

En 2020, le Comité, en amont de la rédaction du rapport, avait adressé plusieurs questions au ministère qui était alors dirigé par Kalpana Koonjoo-Shah. Le rapport est tombé deux ans plus tard. À ce moment-là, le ministère était au courant du problème malgré l’absence persistance de définition légale. Le comité avait été informé qu’en 2016, l’Université de Maurice avait été sollicitée pour élaborer une stratégie sur sur les enfants en situation de rue, comme préconisé en 2015. «Cette stratégie vise, entre autres, à évaluer la nature et l’ampleur du problème des enfants en situation de rue à Maurice, à examiner la situation de ces enfants et à émettre des recommandations sous la forme d’un plan d’action»,lit-on dans le rapport. Pour rappel, ce document avait été remis à Fazila Jeewa-Daureeawo, qui était alors à la tête de ce ministère, en mars 2017. Les assesseurs avaient aussi fait ressortir qu’une aide financière et matérielle était accordée aux élèves en situation difficile, visant à interdire leur présence dans les rues pendant les heures de classe. Quant aux mesures prises pour réunir ces enfants avec leurs parents, le ministère avait répondu que «tout cas d’enfant laissé sans surveillance et trouvé en situation de rue est signalé à la police et à l’Unité du développement de l’enfant.»

Malgré la reconnaissance tacite du phénomène, force est de constater qu’il n’y a pas eu d’énorme évolution dans la situation. Ainsi, le rapport de cette année fait toujours état de manque d’informations sur plusieurs catégories d’enfants. Au-delà des street children, il y a aussi ceux «vivant avec le VIH, les enfants handicapés, les enfants faisant l’objet d’une protection de remplacement, les enfants en situation de rue, les enfants victimes de négligence, de violence ou de maltraitance, y compris l’exploitation sexuelle et la traite, et les enfants en conflit avec la loi».

■Le travail de SAFIRE auprès des enfants des rues ne date pas d’hier et est reconnu de tous. L’année dernière, dix jeunes de l’ONG avaient fait le déplacement au Qatar pour la Coupe du Monde des enfants de rue

Le Comité des droits de l’enfant réitère sa demande d’accélérer la mise en place d’une plateforme commune de données sur ces cas. Une évaluation régulière du nombre de cas et la finalisation d’une stratégie globale «visant à traiter les causes profondes de ces situations» sont aussi préconisées. D’autres recommandations sur les enfants en situation de rue, à l’instar de celles sur la scolarisation ou encore, les auteurs de violences ou l’accès aux services, dont l’éducation, ne diffèrent guère de 2015.

En 2012, Maurice comptait 6 780 enfants des rues. Tous s’accordent à dire que la situation a empiré depuis.

Nous avons sollicité la cellule de communication du ministère de l’Égalité des genres, pour savoir si le travail actuel porte sur une définition du terme ou si c’est la définitioin de l’ONU qui sera adoptée, mais nous n’avons eu aucun retour.