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Autonomie économique de Rodrigues: rêve réalisable si…
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Autonomie économique de Rodrigues: rêve réalisable si…
Bien que l’île Rodrigues soit devenue autonome politiquement depuis 21 ans, son budget et ses finances ne se décident pas forcément à Port-Mathurin mais bien à Port-Louis. En lisant la dernière édition de l’exercice budgétaire, on réalise une fois de plus que l’alimentation de la trésorerie de Rodrigues viendra encore pour 2023-24 du budget de l’État mauricien, qui est passé de Rs 4,1 Mds à Rs 4,4 Mds soit une hausse de 4,4%. Autrement dit, sur le plan purement économique, l’Assemblée régionale de Rodrigues (ARR) est autonome politiquement, mais tributaire de Port-Louis pour le financement de tous ses projets. Peut-elle se soustraire à ce tutorat et aspirer à un devenir économique plus indépendant ? Quels sont les aspirations de ses citoyens ?
Pourtant, dans d’autres domaines, cette transition s’est faite sans heurts. À l’heure de l’autonomie, le Vatican, à la demande des catholiques rodriguais a créé le 31 octobre 2002 un Vicariat apostolique qui lui est directement attaché et a ainsi développé une église ancrée dans la culture locale, administrée aujourd’hui par un fils du sol. Sur le plan politique, l’autonomie obtenue le 12 octobre 2002 a été une parfaite réussite démocratique, dont une des plus belles facettes est l’alternance électorale et la compétence démontrée dans la gestion des affaires de l’île. Même si dans certains milieux, on évite d’aborder la question, l’heure n’est-elle pas venue de doter Rodrigues de structures pouvant l’aider à planifier, organiser et évaluer ses activités propres qui lui ramèneraient des revenus propres et l’aideraient à couper certains liens ombilicaux ?
En 22 ans d’autonomie, on aurait dû disposer de statistiques pour donner une idée ce que l’île produit ou peut fournir en biens de consommation et services. Les données de Statistics Mauritius en sont avares, selon les critères d’une véritable économie. Pourtant, ce ne sont pas les occasions qui manquent. Sur la longue liste des responsabilités du chef commissaire, pas un item se rapportant à l’économie proprement dite n’est évoqué. Il y a certes des données aux chapitres de Travel and Tourism, Trade and Employment qui pourraient être invoquées comme faisant partie de l’économie de l’île. Mais, l’impression est que Rodrigues reste le 21e district et ne peut pas et/ou ne veut pas devenir autonome économiquement…
Se pose alors la question, c’est quoi l’économie pour une entité comme Rodrigues, qui a démontré son autonomie, tant politique que religieuse ? Bref, Rodrigues ne dispose pas jusqu’ici d’un système propre qui la ferait entrer dans le concert des économies du monde, où il lui serait possible de parler en termes d’indicateurs pour répertorier ses activités économiques, qui s’appuierait sur l’exploitation de ses ressources, l’organisation d’un système de production, de distribution et de consommation de ses biens et services ; et lui permettrait de déterminer son Produit Intérieur brut (PIB). Cet indicateur pourrait mesurer sa croissance et la contribution de ses habitants à la richesse produite.
Une telle situation pourrait offrir plus de visibilité à la Cendrillon des Mascareignes dans le bassin de l’océan Indien, sur le continent africain et, pourquoi pas, à l’échelon mondial. Ce ne sont pas les ressources naturelles et humaines qui lui manquent pour justifier la mise en place de structures pour que les activités économiques dans l’île se fassent selon des critères rationnelles. En lisant le dernier Digest de Statistics Mauritius qui date de 2021, on apprend que l’île dispose de bien de ressources en miel, produits de mer frais ou salés, volailles, bovins, ovins, entre autres, qui pourraient bénéficier d’une transformation pour aller au-delà du marché restreint de Maurice. Autant de produits qui connaîtraient un autre sort si on invitait des investisseurs à s’installer dans l’île.
Est-ce une utopie ? Pour que cette autonomie économique se matérialise, ne faudrait-il pas que le gouvernement central aille plus loin que lui fournir un budget annuel de fonctionnement, mais lui donne les moyens d’installer des secteurs économiques susceptibles de produire des revenus. Il n’est pas dit que des investisseurs à qui on vend Maurice comme lieu de résidence n’auraient pas développé un intérêt pour l’environnement de Rodrigues et aurait incité ses dirigeants à se lancer dans un vaste programme d’immobilier durable. N’est-il pas temps que le gouvernement central dote Rodrigues d’une entité comme l’Economic Development Board. En bref, lui trouve des investissements pour qu’elle dépende de moins en moins de l’argent du contribuable.
Il n’est pas superflu d’imaginer que l’économiste de formation qu’est le chef commissaire, puisse voir plus grand et s’investir à trouver des solutions aux problèmes de l’île, comme l’eau. Pourquoi ne voit-il pas avec le gouvernement central des techniciens de Rodrigues aillent négocier avec des pays qui en plein désert sont parvenus à résoudre leur problème d’eau ? La Chine, la Grande Bretagne ou encore les États-Unis pourraient porter une attention particulière à l’appel du gouvernement mauricien pour aider Rodrigues à atteindre l’autonomie économique. Il n’est pas interdit d’imaginer que l’Australie ou le Canada, où de nombreux natifs rodriguais ont choisi de s’installer, pourraient aider.
Maurice a des accords bilatéraux avec des pays ou blocs de pays étrangers comme le Common Market for Eastern and Southern Africa (COMESA), le Comprehensive Economic Cooperation and Partnership Agreement avec l’Inde, ou encore l’accord de libre-échange avec la Chine depuis le 1er janvier. Des projets pourraient voir le jour si la porte du ministère des Affaires étrangères s’ouvrait un tout petit peu aux dirigeants rodriguais.
Une île Rodrigues bien organisée économiquement profiterait des opportunités qu’offrent de nouveaux marchés pour le Made in Rodrigues. Rien n’empêche le ministère des Services financiers, qui sont en deuxième position de la contribution au PIB du pays, de susciter l’intérêt d’investisseurs potentiels pour Rodrigues et y ouvrir une antenne. Rodrigues a montré le chemin à Maurice dans plusieurs domaines : plastique, énergie éolienne, dessalement d’eau de mer… Autant de pistes susceptibles de transformer Rodrigues en zone économique, industrielle et financière pour trouver ses propres sources de revenus plutôt que de dépendre des sous de l’État qui ne sont malheureusement pas le résultat d’une activité économique mais l’argent du contribuable. Rodrigues a le potentiel en ressources humaines pour relever ces défis mais faudrait-il encore que le gouvernement central veuille lui lâcher la bride…
Deux points de vue objectifs
Kee Chong Li Kwong Wing, ancien conseiller économique du gouvernement : «Relever le défi »
Kee Chong Li Kwong Wing, ancien conseiller économique du gouvernement et aujourd’hui haut cadre d’AFREXIM et AfrexInsure, ne voit pas pourquoi après l’autonomie politique, Rodrigues ne peut pas bénéficier d’un statut équivalent sur le plan économique.
« Rodrigues a déjà son autonomie relative dans le domaine politique. Il doit relever le défi d'une autonomie économique. Sinon, il restera une dépendance de Maurice et amenuisera son autonomie politique. Rodrigues a déjà plusieurs atouts. Il dispose d'une main-d'œuvre et d'un capital humain bien éduqués et compétents. Il a une grande capacité pour développer son agriculture bio, son tourisme et le potentiel de ses ressources marines. Il dispose aussi d'une riche diaspora qui peut aider pour tout projet vers une formule d’autonomie économique. D'ailleurs il suffit de peu, vu la taille du pays et de sa population. Ce qui reste, c'est la volonté de son élite à mettre leurs têtes ensemble et à définir la stratégie la mieux appropriée pour ce faire. Ils ont les capacités intellectuelles et les ressources humaines pour réussir. Je leur souhaite tout le courage nécessaire pour y parvenir. »
Il ajoute qu’il ne manque pas d’exemples de territoires ayant un statut comparable à celui de Rodrigues où le concept d’une autonomie économique est une réalité.
« Il y a déjà des exemples de pays sous dépendance de grandes puissances, mais qui sont internally self-governing, avec leur propre parlement, régime fiscal et même leur propre constitution, comme Hong Kong, Jersey, Bermuda. Ces territoires autonomes sont très forts économiquement et très résilients face aux chocs externes ayant pour origine une pandémie, un cyclone, une crise pétrolière ou financière. Ils ont réussi le pari de stand on their own feet, build up their sustainable growth, sans être sous infusion budgétaire de la métropole. Rodrigues peut facilement réussir ce pari. Il existe suffisamment de modèles susceptibles de l’aider à repérer celui qui lui convient. »
Arlette Perrine-Bégué, ex-membre de l’Assemblée régionale (OPR): « Que cessent les divergences pour trouver un consensus sur une ligne claire »
Parmi ces nombreux Rodriguais partis s’installer au Canada ou ailleurs, elle y a laissé la meilleure part d’elle-même et exprime des idées très précises sur l’autonomisation économique de son île.
L’économie rodriguaise relève des deux paliers de gouvernement, Port-Louis et Port- Mathurin. Même si le chef commissaire assume de facto depuis plus de 20 ans le portefeuille des Finances, l’Assemblée régionale n’a pas officiellement l’économie et les finances sous sa responsabilité. Quant au peuple de Rodrigues, il a déjà donné l’ordre de ses priorités par les urnes. Après avoir voté massivement pour ramener le pouvoir à Port-Mathurin, quatre ans plus tard, les Rodriguais ont voté pour l’indépendance économique proposée par l’opposition d’alors. Vingt ans après, la révolution promise se fait toujours attendre. Rodrigues, qui était le garde-manger du «Tigre de l’océan Indien», est aujourd’hui à genoux et une large frange de sa population se retrouve déplacée économique à Maurice. Une situation qui impacte les deux îles mais un sujet est si épineux d’un bord comme de l’autre, qu’il n’est jamais mentionné dans aucun manifeste électoral d’un parti politique mauricien ou rodriguais pour le résoudre !
Pourquoi l’économie rodriguaise bouz-fix ? Rodrigues est désavantagé par son manque de visibilité à 650 km des marchés de la république. Autre désavantage, Maurice profite d’un budget de l’état pour toutes les circonscriptions et de budgets municipaux et villageois, alors que Rodrigues n’en profite pas. Ensuite, il y a l’aspect politique de l’économie. L’article 47A de la RRA Act exige un rapport sur la performance économique annuelle et la direction stratégique de Rodrigues pour les trois années suivantes au PMO chaque année par l’Island Chief Executive (ICE). Tout le processus d’allocation budgétaire aurait dû faire l’objet de discussions, d’âpres négociations et d’ententes entre les deux paliers du gouvernement selon l’urgence de la situation et non d’un simple rapport.
Une révision du processus est nécessaire. Le ministère des Finances fixe le cadre des augmentations possibles et le gouvernement régional essaie de caler ses priorités dans l’enveloppe. Par contre, chaque année le Grand argentier propose des stratégies et des innovations économiques pour Maurice alors que Rodrigues reste dans la même ancienne formule du temps où elle était un simple ministère ! Le nationalisme économique à l’échelle de la république serait une grande réponse à l’impasse économique de Rodrigues. Maurice devrait permettre à Rodrigues, excentrée de tout, d’être un fournisseur privilégié pour certains produits qu’elle importe. Les producteurs et entrepreneurs de l’île ont toujours été au rendez-vous quand on leur garantissait un marché sûr. Comme cela se faisait pour l’élevage, l’oignon et l’ail à travers le Marketing Board, d’autant plus que Rodrigues dispose d’institutions qui pourraient assurer une coordination plus sophistiquée qu’avant pour aider les entrepreneurs à relever ce défi. Un tel pacte entre les deux îles favoriserait une meilleure solidarité inter-îles, permettrait à Rodrigues de sortir économiquement la tête de l’eau et cadrerait d’ailleurs très bien avec l’esprit de l’article 46 du RRA Act, qui détaille le pourquoi de notre autonomie. La seule loi du marché ne peut pas dicter l’activité économique entre les deux îles car des exemples d’aberration sont légion. Un cas flagrant est le limon souvent vendu à 50 sous lor karo, alors qu’il est mis en sachet de 12 vendu à Rs 100, soit un profit de 2000 % sur la tête du producteur «kinn sek disan dan soley», comme ils disent. Ce même limon à 50 sous exporté est vendu à Rs 2,50 dan bazar Moris ! Il faut que la richesse produite à Rodrigues, aussi embryonnaire soit elle, soit répertoriée et qualifiée par secteur pour dégager les meilleurs stratégies d’appui et de développement.
À Rodrigues, les divergences doivent cesser ! Le débat doit se faire dans la société pour avoir un consensus sur une ligne économique claire à privilégier. Il existe beaucoup de rapports d’expertise produits au fil des décennies qui peuvent nous éclairer. Parmi ceux qui m’ont impressionné dans leur analyse, il y a le fascinant rapport Taconey sur la pêche ; le Mathematical Modeling fait par le Rodriguais T.S Parmasse et surtout celui de l’économiste Pierre Yin. Pour lui il n’était pas difficile, dans le cadre d’une solidarité économique nationale, compte tenu de la petitesse de Rodrigues, de balayer le chômage de l’île avec aussi peu qu’un ou deux projets d’envergure.
Il faisait référence à l’industrialisation mais on en connaît la pierre d’achoppement : l’eau. Une tentative avortée avait même eu lieu. Qu’est-ce qui explique que l’eau, l’élément crucial au développement de l’île, soit toujours un problème 53 ans après l’indépendance. Sur ce sujet toute la classe politique mauricienne et rodriguaise doit avoir le courage de se regarder dans un miroir ! Ce jeune Rodriguais qui apprend par cœur au primaire la liste des réservoirs d’eau de Maurice et qui ne voit pas son robinet couler pendant des mois, que ressent-il au fond de lui ? Des questions que les autorités compétentes doivent se poser.
Pour conclure je dirai que Rodrigues a besoin de leaders forts et consensuels, capables de maîtriser les affaires du pays et de négocier serré pour dégager le nécessaire pour l’île. Si l’on veut réussir et que la voix rodriguaise soit entendue et respectée là où se situe le pouvoir, il nous faut savoir parler d’une seule voix à Port-Louis et garder nos divergences partisanes et électoralistes chez nous. Quand à Maurice, s’agissant de l’économie rodriguaise, elle doit assumer sa responsabilité, qui est bien plus large que d’arbitrer tel quel, un budget qui lui est annuellement présenté.
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