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Ananda Devi : «Il y aurait une autre manière de célébrer l’indépendance »

14 mars 2012, 13:36

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A l’occasion des célébrations du 44e anniversaire de l’Indépendance et des 20 ans de la République, l’écrivaine mauricienne établie en Suisse se prononce sur l’unité nationale et la diversité de la population mauricienne. Elle se dit triste de constater que nos compatriotes ne prennent pas la mesure de la richesse de notre société.

? L’esprit mauricien est un sujet de débat récurrent, qui va encore resurgir ce mois-ci avec les célébrations du 44e anniversaire de l’indépendance. De Genève, où vous travaillez, quel regard jetez-vous aujourd’hui sur cette société mauricienne qui rêvait d’être «enn sel lepep enn sel nasyon» ?

Il y a plusieurs manières de voir les choses. De loin, on est nostalgique, comme tous les Mauriciens. On est très attaché au pays. On continue à suivre ce qui s’y passe avec plus que de l’intérêt : de la passion. En même temps, on a ce regard extérieur, il y a la distance, d’où l’on peut voir que les choses se cristallisent petit à petit. C’est comme quand on regarde un tableau de loin, on a une vue d’ensemble, on voit les directions que prend la société. Alors que quand on est à l’intérieur, on est dans le microcosme, on ne voit que ce qui se passe autour de soi.

De Genève, donc, je dirais que c’est un regard ambivalent, comme je l’ai toujours été à propos de la société mauricienne. Je ne crois pas tellement aux slogans, en particulier à celui d’«enn sel lepep enn sel nasyon», parce que cela n’existe nulle part, c’est une utopie. J’ai toujours fondé beaucoup d’espoir sur la société mauricienne. Je ne perds pas espoir, mais je suis un peu triste de voir que les choses ne s’améliorent pas nécessairement, au contraire. Je suis triste par rapport au fait qu’on ne prend pas toute la mesure de la richesse qu’il y a au sein cette société, surtout que, comme partout, les dirigeants, les politiciens et les décideurs exploitent plutôt les différences au lieu de l’harmonie qui devrait exister.

? Avez-vous cru à un moment, comme les Mauriciens en 1982, à cet idéal de «enn sel lepep enn sel nasyon» ?

Oui, je m’en souviens très bien d’ailleurs. J’étais à Maurice à ce moment-la. J’ai vu cette liesse. J’y avais cru. Et vraiment, c’était palpable. Maintenant, avec le temps, on prend un peu de recul. Je pense que même ceux qui ont été à l’origine de cet élan d’unité, de ce mouvement, n’ont pas nécessairement tenu leurs propres promesses. Ils n’ont pas non plus fait aussi bien qu’ils auraient pu, après les chances qui leur ont été données. Ils sont tombés dans les mêmes travers. Je dirais que ce n’est pas typique de Maurice. C’est un peu partout, il y a beaucoup de promesses sans suite. Il fut une époque, à la fin des années 1970 et dans les années 1980, où l’on avait des idéaux. Mais aujourd’hui, je me demande si ces idéaux continuent à exister. Ou est-ce que tout le monde est devenu un peu cynique à propos de toutes ces promesses ? On a oublié que l’individu avait son mot à dire. Il y a un moment où ça a basculé, où l’individu ne s’est plus senti «empowered» pour changer les choses…

? Beaucoup de Mauriciens se lamentent que l’unité dans la diversité, autre idéal recherché, est resté à l’état de slogan. Mais, en même temps, ce peuple a traversé quatre décennies dans la différence et surtout dans la stabilité. N’est-ce pas un parcours honorable ?

Oui, tout à fait, il ne faut pas non plus être négatif et nier tout ce qu’il y a comme acquis, pour réussir à survivre dans une toute petite île avec autant de diversité. Je pense qu’on a ressenti beaucoup de choses après les émeutes de 1999, où il y a eu un sursaut pour calmer les choses très vite, une volonté plus ou moins collective pour redresser la situation. Je pense aussi que c’est une question de survie. Quand je faisais des études d’anthropologie, il était clair pour moi que, dans une situation où on est tous dans une proximité particulière, dans une petite île au milieu de l’océan, cela peut très vite devenir irrécupérable. Je pense que non seulement, il y a des mécanismes sociaux et culturels, mais aussi, quelque part, au fond de chaque Mauricien, le sentiment que si l’on ne fait pas un effort, la société ne survivra pas.

Du coup, il y a beaucoup de règles, mais implicites. Des règles où on sait ce qu’il faut dire ou ne pas dire, faire ou ne pas faire, quand on est dans tel ou tel contexte social. Au sein du noyau familial, les gens vont se laisser aller à dire des choses terribles sur l’autre. Mais dans un contexte plus large, ils ne vont pas le faire. Là où cela devient dangereux, c’est quand les personnes se permettent d’exprimer ce rejet de l’autre dans un autre contexte. Et cela montre un peu un glissement. Je veux dire que si un homme politique, ou une femme politique, va dans un contexte public et dit les choses ouvertement contre un groupe, une autre caste, une autre religion, à ce moment-là, on est dans une situation de dérive qui peut déraper très très vite. C’est là différence maintenant d’abord, tout ce que l’on dit peut être enregistré, filmé, répété et devient public. Et si on se laisse aller à ce genre de dérives, cela risque vraiment de créer des conflits beaucoup plus ouverts qu’il y a en eu.

? Vous parlez de glissement. Est-ce que l’éclosion de groupes sectaires et le poids des groupes dits socioculturels sont les signes de ce glissement ?

Je pense qu’il y a un paradoxe, une contradiction dans le fait qu’on utilise le mot socioculturel pour qualifier ces groupes. Je le mettrais donc entre guillemets. Cela, parce qu’un groupe culturel, un groupe social, au lieu de se construire sur la différence, aurait dû d’utiliser pleinement la richesse de la culture et essayer d’établir des ponts et des passerelles. Le but d’un groupe ou d’une institution culturelle est de servir la société et la culture. A plus forte raison, il est là pour réunir les gens. On a déjà là un «glissement» de sens dans les mots. On utilise les mots association socioculturelle pour ne pas dire association religieuse. Ces groupes ont le pouvoir de peser sur les décisions politiques et sur la manière dont les gens vont choisir tel ou tel camp politique. Je trouve que c’est très dangereux. On a toujours dit à Maurice : «Ah, si on parle de mélange, cela veut dire qu’on va perdre ce qu’on est.» Mais pas du tout.

? La ferveur autour de la fête de l’indépendance s’effrite. Est-ce en raison aujourd’hui, de l’absence d’un objectif transcommunautaire commun ou d’un «ennemi commun» ?

C’est un peu dommage de dire qu’il faut un ennemi pour que l’on reconnaisse l’unité nationale. Mais c’est vrai, malheureusement. L’humain fonctionne ainsi. Je pense qu’on pourrait changer ces fêtes, ne pas les transformer en événements politiques. Je pense à la fête de la musique, qui est devenue un phénomène mondial et qui n’a aucune connotation politique ou une idéologie. Je pense qu’on pourrait songer à une vraie fête populaire, où l’on aurait quelque chose dans chaque endroit, pas seulement chanter l’hymne national et hisser le drapeau, mais aider à faire prendre conscience de ce que cela signifie d’être Mauricien. Il faut y réfléchir, mais je crois qu’il y aurait une autre manière de célébrer l’indépendance.

? Que pensez-vous du «Best Loser System» ? Est-il nécessaire pour, dit-on, «rassurer les minorités ethniques» ?

Cela revient à l’idée qu’il faut avoir des quotas pour les femmes dans plusieurs domaines. Cela voudrait quelque part dire qu’au final, on ne considère pas les minorités comme étant égales. A la base, réserver des places à quelqu’un, équivaut à dire qu’on ne pense pas que cette personne peut arriver par elle-même à atteindre cette position. Si chaque parti politique représentait la diversité, nous n’aurions pas besoin du Best Loser System. Il y aurait une représentation, de facto. Maintenant, est-ce qu’il faut un ministre de telle communauté, de telle caste ? Cela se passe-t-il ainsi à Maurice ? Je ne suis pas d’accord, évidemment. Mais il y a un népotisme tel à tous les niveaux, que chacun doit connaître quelqu’un et utiliser ses contacts. C’est devenu un système. Ce n’est plus une représentation égalitaire ou de justice. Chacun doit connaître une personne qui est dans une position de pouvoir. Donc, si on n’a pas un ministre de telle ou telle communauté, cela veut dire qu’on sera lésé. Cela signifie quelque part aussi que les gens n’ont pas confiance. Il y a vraiment un travail d’éducation de base à faire. C’est très important pour corriger les erreurs qu’on a faites par le passé. C’est quand même assez archaïque.

? Comment accueillez-vous, en tant que femme de lettres, l’introduction du créole à l’école, à la fois comme matière et langue d’enseignement ? Un choix qui divise ici, à la fois sur le plan pédagogique et identitaire...

J’ai fait déjà des études linguistiques et je sais qu’il n’y a pas de langue inférieure à une autre. Cela m’étonne encore que les préjugés qu’il y avait dans mon enfance continuent et que ce soit aussi fort aujourd’hui. Au niveau pédagogique, cela ne va nullement pénaliser les enfants, du moment qu’on laisse la place aux autres langues. Je pense qu’il y a des gens qui ont peur. Ils pensent que Maurice va s’insulariser davantage. Ils ne se rendent pas compte du fait qu’il ne s’agit pas d’interdire une autre langue, mais d’ajouter une langue pour que les enfants puissent apprendre dans les meilleures conditions possibles. Je suis tout à fait pour le créole à l’école. Ce n’est pas un faux débat, mais un débat qui est faussé. Jamais l’apprentissage d’une langue ne va appauvrir les enfants.

? Au-delà du bonheur que l’on ressent normalement en retrouvant son pays, est-ce que cela vous fait plaisir, vous rassure ou vous inquiète, quand vous revenez à Maurice ?

Il y a un peu de tout cela. Mais si je pense au premier moment, où l’on respire l’air de son pays, c’est plus que du bonheur, c’est l’impression d’être vraiment entière, d’être chez soi, d’être dans son lieu. Maintenant, évidemment, quand je suis là, je vois aussi ce qui se passe, je ne peux pas être extérieure à ce qui se passe. Cela me désole. Je ne veux pas faire la leçon, mais je crois qu’il y a beaucoup de choses que certains Mauriciens devraient réapprendre, comme apprécier vraiment tout ce qu’ils ont, ce qu’ils partagent. Malheureusement, ils ne l’apprécient que quand ils sont à l’étranger. Ils s’en rendent compte soudain quand ils rencontrent d’autres Mauriciens. Il y a donc une identité, on ne peut pas l’expliciter, la décortiquer. On ne peut pas nécessairement la mettre en mots. Mais elle est là, très présente. C’est dommage que les Mauriciens ne la ressentent pas aussi fortement quand ils sont au pays que quand ils sont à l’extérieur.

Propos recueillis par Abdoollah Earally

Abdoollah Earally