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En exil à Maurice, un médecin syrien raconte la guerre
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En exil à Maurice, un médecin syrien raconte la guerre
Ahmad Mahmoud, kurde syrien de 32 ans, vit depuis quatre ans à Maurice. La guerre, il la connaît, il était sur place quand son peuple s’est soulevé. En début d’année, il est retourné dans le brasier, au nord d’Alep. Récit d’un « pays assassiné», en créole dans le texte.
Vous avez grandi sous la dictature d’al-Assad père, fui celle du fils, mais vous continuez à vous rendre régulièrement en Syrie. Pourquoi?
« Parski mo pei sa ! » (Il se frappe la poitrine). J’aitout quitté : ma famille,ma culture, ma langue,mes terres. Je viens d’unpetit village kurde situé aunord-est d’Alep, à 10 kmde la frontière turque [la Syrie compte deux millions de Kurdes, soit environ 10% de la population, ndlr].Mon père ne sait ni lire niécrire, mais il possède desterres. A 14 ans, il a réussi àm’envoyer faire des étudesà Alep. À 20 ans, je suis partiapprendre la médecine enRussie. C’est là-bas que j’airencontré ma femme, uneMauricienne. Nous noussommes mariés et en 2009,à la fin de nos études, ons’est installés à Maurice.Mais je ne peux pas « couper» avec mon pays. J’aivécu le début de la guerre,en 2011, puis je suis retournédeux fois en Syrie. C’estune expédition : prendreun avion jusqu’à Istanbul,puis un train, marcherjusqu’à la frontière, éviterles snipers…
Vous partez vous battre ?
Je n’ai jamais tenu une arme de ma vie (rire) ! Je suis un « touriste » de la guerre, je me contente de rendre visite à ma famille. La dernière fois, c’était au début de 2013, j’ai passé trois mois dans mon village, une zone tenue par la rébellion.
Quelle est la situation sur place ?
J’ai été frappé par la dégradation des choses par rapport à mon précédent voyage, un an plus tôt. Sur le plan humanitaire et encore plus en matière sécuritaire, c’est de pire en pire. Il y a une présence accrue des groupes islamistes radicaux. Les affrontements entre eux et d’autres formations de l’opposition, notamment les Kurdes, sont de plus en plus fréquents. À cela s’ajoutent les enlèvements, qui sont quotidiens. On n’en parle pas à l’extérieur, mais c’est ce qui me fait le plus peur.
Pourquoi ?
Un médecin est censé avoir de l’argent, non ? Même si votre famille paie la rançon, elle récupère le plus souvent un cadavre. La mort rôde partout. On vous tue pour rien, pour un morceau de pain. Désormais, tous les Syriens marchent avec une Kalachnikov à l’épaule.
Qu’en est-il de la situation alimentaire et sanitaire ?
C’est très difficile. Il n’y a pas d’eau, pas d’électricité, donc pas de chauffage, quasiment plus d’essence. On vend du pétrole brut sur le trottoir mais le prix peut tripler en quelques semaines. L’argent ne vaut plus rien. Ma famille était plutôt aisée, elle est devenue pauvre en deux ans.
De quoi a-t-elle besoin en priorité ?
(Direct) Freedom.
Que se passe-t-il à Alep ?
C’est le chaos, la ville est un champ de ruines. Il n’y a plus rien, plus d’école, plus d’université, plus de police. Les chiens mangent les cadavres qui pourrissent dans la rue. (Il se bouche le nez) Alep sent la mort. Dès que vous entrez dans la ville, l’odeur vous prend à la gorge.
Soutenez-vous le pouvoir ou l’opposition ?
C’est un choix impossible. Entre un dictateur et des terroristes, je choisis de ne pas choisir. Au début je soutenais l’opposition, mais plus maintenant car elle est infestée par différents réseaux liés à Al-Qaida. Ce n’est plus une seule guerre qui se déroule en Syrie, celle entre un régime et son peuple, mais deux, trois, voire davantage… On va vers une « confessionnalisation» du conflit, c’est compliqué, même les Syriens ont du mal à s’y retrouver. Ce qui m’inquiète, c’est que mon pays est en passe de devenir la terre d’accueil et d’affrontements de toutes les mouvances islamistes radicales.
Le nouvel eldorado du jihadisme ?
Exactement. On dit sur place qu’environ 15 000 combattants étrangers ont rejoint la lutte contre le régime d’al-Assad. Les jihadistes ont fait imploser la rébellion. Ils cherchent à imposer la charia plutôt que la démocratie. J’ai parlé avec un milicien d’al-Qaida qui m’a dit que le projet était de créer un « califat » islamique en Syrie et en Irak.
C’est qui, alors, la rébellion?
Aujourd’hui, elle est divisée en deux blocs principaux. Le premier regroupe les salafistes et les jihadistes ; le second les combattants de l’Armée syrienne libre(ASL). Mais cette armée n’en est pas vraiment une, il n’y a pas d’unité. Une milice contrôle un village, un quartier, rarement au-delà, car elle se trouve tout de suite confrontée à la milice du territoire voisin, dont l’unité repose sur des liens ethniques ou religieux différents.
Avez-vous entendu parler de jihadistes mauriciens?
J’ai lu ça, mais je n’ai pas plus d’informations. (L’index pointé) « Ekout byen : si bann Morisyen ale, se pou touy mopep. Zot pa pou revini sa, zot al mor laba. » Les étrangers qui combattent en Syrie se trompent de guerre, ils massacrent les miens en pratiquant des exécutions à l’encontre de civils. Les jihadistes ne valent pas mieux qu’al-Assad.
Etes-vous favorable à des frappes occidentales?
Ça dépend des objectifs. Si ce n’est pas pour faire tomber le régime, à quoi bon ? Nous, on ne peut pas renverser al-Assad, il n’y a pas de solution militaire syrienne, la rébellion n’est pas suffisamment armée. D’un autre côté, une intervention militaire américaine qui finirait par faire tomber la Syrie dans le giron d’al-Qaida n’aurait aucun sens.
Mieux vaut cette dictature abominable que ce qui pourrait lui succéder?
Mieux vaut ni l’un ni l’autre. Au début de la guerre, l’ennemi de la liber- té en Syrie s’appelait Bachar. Aujourd’hui, ils sont deux, Bachar et al-Qaida. Les Occidentaux peuvent penser que le régime en place est préférable à al-Qaida, mais ce n’est pas l’avis de la plupart des Syriens, nous avons trop souffert d’al Assad. Il est encore pire que son père.
Quand il dit « attendez- vous à tout » en casd’attaque, il bluffe ?
(Il secoue la tête) Saddam Hussein disait la même chose. On connaît la suite...
Le plan russe pour neutraliser l’arsenal chimique du régime, c’est réaliste ?
« Ayo, tou koyonad ena ladan ! Poutin, enn lot diktater sa ! » [il a passé 7 ans dans le Sud de la Russie, ndlr]. Le régime cherche à gagner du temps. Quand al-Qaidaaura tissé sa toile partout,Bachar prendra la posturedu rempart face au fanatismereligieux. Dès lors,il deviendra intouchablepour les Américains. Les Occidentaux ont trop attendupour intervenir. Pourmoi, ils sont coupables denon-assistance à un paysassassiné.
Et si le régime gagnait cette guerre ?
Nous aurions une dictature plus dure encore, une Corée du Nord en Méditerranée.
Vous repartez quand ?
Ça me démange, mais mon père refuse, il a trop peur… Pourtant, quand je ferme les yeux, je vois mon avenir en Syrie.
Et quand vous les rouvrez?
(Long silence) Je vois une guerre qui rend fou. Aux atrocités des loyalistes répondent les horreurs des rebelles. Il y a même eu des scènes de cannibalisme. J’ai vu une vidéo où l’on voit un rebelle croquer un morceau de poumon arraché au cadavre d’un soldat.
Vous vivez de quoi à Maurice ?
Obtenir du travail a été très difficile. Je viens de trouver, j’exerce comme médecin généraliste auprès d’une compagnie d’assurances. C’est précaire, à temps partiel, en attendant mieux…
Vous vous plaisez ici ?
Oui, même si j’ai parfois des difficultés. Ce n’est pas toujours simple d’avoir la peau blanche. On me prend pour un homme riche, un Français, un Sud-africain, un Franco-Mauricien, alors que je suis un Syrien qui n’a plus rien. L’autre jour, quelqu’un m’a proposé d’acheter une maison à 20 millions pour obtenir un passeport mauricien. « Me kot mo gayn sa kantite cash la ? »
Vous avez une idée du nombre de Syriens à Maurice ?
J’en connais quelques-uns. Certains ont demandé de l’aide au gouvernement, qui a préféré confisquer les passeports. Tous les pays aident les Syriens aujourd’hui, mais je ne suis pas sûr du tout que ce soit le cas de Maurice.
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