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Jacques Malié : «Le problème n°1 de l’école : les parents qui jettent l’éponge»

13 janvier 2013, 08:44

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Depuis un tiers de siècle, il veille sur le collège du Saint- Esprit, à Quatre- Bornes. D’abord comme enseignant, puis comme vice- recteur et recteur. A la veille de la rentrée, Jacques Malié passe l’école au tableau noir.

Qu’y a- t- il dans la tête d’un recteur à la veille d’une rentrée des classes ?

Du calme, de la sérénité. J’ai débuté au Saint- Esprit en 1979 comme professeur d’anglais, c’est ma 35 e rentrée, la 14 e comme recteur, une forme de routine s’est installée. Et puis, nous fêterons cette année les 75 ans du collège, ce sera important de bien gérer la pression. J’ai donc pris une résolution : rester cool à toute épreuve !

Qu’avez- vous mis d’autre dans votre cartable ?

La joie de retrouver mon staff, un brin d’humour, une bonne dose de sérieux, mon diary aussi et quelques notes pour mon discours de rentrée.

Qu’avez- vous à dire aux parents ?

Que nous avons besoin d’eux. Certains ont abdiqué, ils ont démissionné de leurs responsabilités, un peu comme s’ils se disaient : « Mon fils a eu son CPE, il entre au Saint- Esprit, je n’ai plus à me soucier de rien. » En réalité, c’est maintenant que tout commence.

Comment avez- vous vécu les admissions en Form I ?

Mal. Nous avons eu 425 demandes pour 57 places. Le résultat, c’est des pleurs, des mères désemparées, des familles angoissées. C’est un moment extrêmement pénible à vivre. La détresse de ces familles me touche et je me sens impuissant.

La faute à quoi ?

A la base, le système d’admission est très complexe. En plus, nous avons une politique de mixed abilities. Cela veut dire qu’un élève qui a eu des résultats moyens au CPE peut être admis au détriment d’un autre qui a eu d’excellentes notes.

C’est injuste, selon vous ?

Quelque part, ça l’est. Mais d’un autre côté, cela permet d’ouvrir nos portes à des enfants de milieux plus modestes. Le problème, c’est que des enfants brillants, qui n’avaient pas formulé d’autres voeux, se retrouvent sans collège. Les parents nous font porter le chapeau, nous devenons les méchants. La leçon à en tirer, c’est que nous devons communiquer plus, mieux expliquer notre démarche.

Vous fixez-vous des objectifs chiffrés en début d’année ?

L’objectif est de faire au moins aussi bien que les années précédentes. C’est- à- dire, selon les années, entre 95% et 98% de réussite au HSC et un minimum de 3 lauréats. Notre record remonte à la cuvée 2003, avec 10 lauréats.

A quoi attribuez- vous cette réussite ?

A quatre facteurs principalement : la qualité des étudiants, un staff qui s’investit à fond, l’esprit d’appartenance et le sens de la discipline. Sans discipline, il n’y a pas de travail, et sans travail, il n’y a pas de résultat, c’est aussi simple que cela.

Discipline ou pas, d’anciens élèves ont quand même mal tourné...

Vous pensez à qui ?

Paul Bérenger, Shakeel Mohamed…

(Rire) Ne croyez pas cela, ils continuent à faire la fierté du collège. Ils ont réussi en politique, ce sont des gars extrêmement intelligents. Après, la politique a ses dérives...

Comme l’école à les siennes, la violence par exemple. Ce thème est- il surexploité par les journaux ou bien l’école est- elle réellement devenue le Far West ?

Le Far West, peut- être pas, mais ne nous voilons pas la face, le problème est bien réel, y compris au Saint- Esprit. Cela nous a conduits à établir, pour cette rentrée, un nouveau code de conduite. Nous faisons face à des problèmes nouveaux, à une violence nouvelle, comme la destruction du matériel. L’année dernière, le dernier jour de classe, des élèves ont manifesté leur joie en pulvérisant des pupitres, c’est la première fois que je voyais ça. Je sens un relâchement au niveau de la discipline.

Un relâchement de qui ?

De l’établissement, mais surtout des parents. La violence, ce n’est pas forcément des coups, cela peut être des mots, un comportement. Le professeur qui fait semblant de ne pas entendre un langage ordurier en passant dans les couloirs, c’est déjà du laxisme. Parfois, la technologie s’en mêle. Photographier à son insu une enseignante en décolleté n’est pas compliqué de nos jours. Quand les photos se retrouvent sur Facebook, c’est un problème.

Des photos « volées » peuvent effectivement être le préliminaire d’une affaire d’Etat…

(Rire) Oui, l’actualité nous l’a démontré ! Heureusement, nous n’en sommes pas là.

Ne confondez- vous pas violence et indiscipline ?

La violence physique existe aussi. Nous sommes un collège de garçons, je conçois qu’il puisse y avoir quelques coups. Mais de là à avoir des batailles rangées sur un quai de gare d’autobus, comme c’est déjà arrivé, là, ça devient grave.

Des jurons et des bastons d’ados, est- ce bien nouveau ? N’est- ce pas plutôt la société qui les tolère moins ?

Il y a de ça. Il y aussi le fait que les gens sont mieux informés, la violence sort des murs de l’école. Mais je crois aussi que la situation s’est aggravée. Auparavant, quelques coups de poing pouvaient partir pendant un match de foot, mais on ne réglait pas ses comptes au cutter.

Cette violence est- elle importée dans l’école ou spécifique à l’institution scolaire ? Autrement dit, est- on dans le modèle de la « forteresse assiégée » ou dans celui d’une institution qui générerait la violence ?

Cette violence est importée par les problèmes de la société. Je crois que l’exemple vient d’en haut, or quand on voit ce qui se passe au Parlement, ce qui se dit…

Vous voulez dire quand on s’envoie des noms de maîtresses à la figure ?

(Rire) Vous m’entraînez sur un terrain dangereux, là… Il y a un laisse raller de la société et nous payons cette dégradation des moeurs. On pourrait penser qu’un collège comme le nôtre est à l’abri, mais ce n’est pas le cas. Nous avons une magnifique colline, je sais très bien ce qu’il s’y passe.

Nous non…

Il y a ceux qui fument, ceux qui boivent. L’alcool chez les jeunes est un problème, il ne faut pas avoir peur de le dire. Nous avons installé des caméras, mais cette surveillance peut être facilement déjouée en sortant de l’établissement. L’école buissonnière, tout le monde l’a faite un jour, ce n’est pas le problème. A mon époque - j’étais au collège Royal de Curepipe - on allait à la Cour écouter des histoires de voleurs d’oranges. Aujourd’hui, on fait l’école buissonnière, au mieux pour des promenades amoureuses, au pire pour des beuveries.

Maintenir la réputation du Saint- Esprit, est- ce une obsession ?

C’est plus que ça ! Que cette réputation puisse être ternie est ma hantise. Mais je ne prône pas l’omerta, au contraire. Des élèves ont déjà été arrêtés par la police après avoir acheté du gandia, d’autres ont été ramenés par la brigade des mineurs, à chaque fois, le collège a communiqué. L’opinion publique doit savoir que des problèmes, il y en a aussi au Saint- Esprit. Nous avons peut- être moins de cas, mais nous ne sommes pas immunisés.

Le directeur de l’Observatoire canadien pour la prévention de la violence à l’école a eu cette jolie phrase : « L’école n’a pas besoin de prêt- à- porter mais de cousu main » . Cela vous inspire quoi ?

Cette phrase me va… comme un gant ! Enseigner, éduquer, c’est s’adapter en permanence, inventer, réajuster. Et surtout, savoir se remettre en question.
Le reproche qui vous est parfois adressé est de ne travailler que pour l’élite… C’est faux. Nous en parlions tout à l’heure, le Saint- Esprit n’accueille pas que des champions du CPE. Nous travaillons pour tous les élèves qui nous sont confiés. Après, il ne faut pas tomber dans l’excès inverse. J’entends souvent dire que l’élite n’a pas besoin de nous, qu’il faut donner la priorité aux élèves moins bons. C’est absurde, les meilleurs sont aussi des citoyens de demain.

Vous dites souvent : « Notre volonté est de faire de nos élèves des hommes épanouis. » C’est quoi, un homme épanoui ?

C’est une forte personnalité, avec des valeurs spirituelles et morales, des ambitions, une réussite professionnelle et familiale. Au Saint- Esprit, nous pensons que l’école doit apprendre la vie. Nous voulons faire de nos élèves des hommes, avec un bagage intellectuel mais aussi une personnalité harmonieuse, un esprit éveillé. Un DRH ne peut pas me faire plus plaisir qu’en me disant qu’il a reconnu, dès l’entretien d’embauche, un ancien élève du Saint- Esprit.

N’y a- t- il pas un amalgame entre l’éducation et l’enseignement ? L’éducation ne relève- t- elle pas de la famille, de la sphère privée ?

Non, je pense au contraire que nous sommes trop axés sur le côté académique.

N’est- ce pas illusoire de penser qu’un professeur de maths ou de géographie peut apprendre à « être un homme épanoui » ? On ne lui en demande pas trop, à l’école ?

Peut- être, mais comment faire quand le cocon familial n’assume plus ses responsabilités ? Qu’on le veuille ou non, nous avons à pallier les manquements des parents. Certains ne jouent plus leur rôle et nous délèguent carrément l’éducation de leur enfant, c’est le problème.

Vous voulez dire que le collège se substitue à des parents qui n’arrivent plus à l’être ?

Exactement. Nous n’avons pas le choix. Faudrait- il abandonner ces familles ? Devons- nous laisser leurs enfants sur le carreau ? Non, évidemment, alors nous faisons le boulot des parents. Quand un élève ne vient plus en classe, c’est le collège qui informe les parents, jamais l’inverse. Le problème n° 1 de l’école, ce sont les parents qui jettent l’éponge.

A vous entendre, certains parents ont un besoin d’éducation supérieur à leurs enfants !

C’est pour cela que nous avons lancé « L’école des parents » , mais ça n’a pas marché. Sur 1400 parents, 17 sont venus, un échec. Nous sommes allés plus loin en mettant sur pied un service d’accompagnement psychologique pour les familles les plus en difficulté, mais personne n’est venu.
La réaction a été de se dire : « Je ne suis pas fou, pourquoi ils veulent me soigner ? »

A quoi attribuez- vous le lâcher- prise parental ?

La société mauricienne a changé. Les parents travaillent plus, ils rentrent plus tard, il y a de moins en moins de mères au foyer, les grands- parents ne sont plus sur place. Autrement dit, la famille telle que nous la connaissions s’est désintégrée. Cela se traduit par une perte d’autorité. Je vois des parents céder à tout, y compris au chantage. « Si tu me confisques mon téléphone portable, je ne vais plus à l’école » , les parents sont désemparés, ils viennent nous confi er leurs difficultés.

Que vous disent-ils?

« Nous n’y arrivons plus, que pouvez vous faire ? » , c’est la phrase qui revient le plus souvent. En somme, ils nous demandent d’éduquer leurs enfants à leur place. Ils ont perdu toute emprise.

C’est donc confirmé : veiller sur le Saint- Esprit est une « sacrée » mission…

Heureusement, il veille sur moi autant que je veille sur lui…

Propos recueillis par Fabrice Acquilina