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Jean Claude De L’estrac, président sortant de La Sentinelle : « Je suis en retrait, pas en retraite »
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Jean Claude De L’estrac, président sortant de La Sentinelle : « Je suis en retrait, pas en retraite »
La presse et lui, c’est fini. Vendredi, Jean Claude de l’Estrac a quitté La Sentinelle. A 63 ans, il s’apprête à croquer « une autre vie ». Entre voyages, écriture et diplomatie.
Pour des raisons que vous pouvez imaginer, je n’étais pas très chaud pour cette interview. Et vous ?
(Direct) Pourquoi la faites-vous alors ?
Parce que vous faites l’actualité.
Ça n’aurait pas été la première fois que je fais l’actualité sans intéresser l’express dimanche.
Excusez notre indépendance.
L’indépendance, pour vous, ce serait le droit de ne pas faire votre boulot ?
Passons. Depuis vendredi, vous n’avez plus aucune fonction à La Sentinelle. Redoutiez- vous ce moment ?
Non, car je m’y suis préparé. La Sentinelle aussi. J’ai vu beaucoup d’amis en souffrance une fois à la retraite. Ils n’étaient pas prêts dans leur tête, ils ont mal vécu ce vide qui s’est installé autour d’eux. Le sentiment que l’on ne sert plus à rien, le téléphone qui ne sonne plus, cela peut être très douloureux. Ça ne m’arrivera pas.
Comment pouvez-vous en être sûr ?
Depuis quatre ans, je me prépare psychologiquement.
J’ai décidé que je n’arrêterai pas de travailler, mais que je travaillerai autrement, en faisant uniquement ce que j’aime. Aujourd’hui, je suis en retrait, pas en retraite. J’ai eu une activité professionnelle, c’est terminé, je m’en vais.
Très honnêtement, je n’ai aucun état d’âme. Vous trouvez ça un peu froid ?
Distant…
C’est une forme d’hygiène mentale. Nettoyer l’esprit. Fuir toute nostalgie. Regarder devant, toujours. Je quitte la presse, je passe à autre chose. (Il montre une pile de journaux sur une table) Vous voyez ces tas de papiers qui traînent ? Je veux qu’ils disparaissent. J’entame une autre vie. Tout ce qui me rappelle l’ancienne, je veux m’en débarrasser.
La retraite sera donc la permission officielle de rouiller ?
Sûrement pas ! La retraite, c’est vivre plus intensément. Je compte prendre plus de temps pour moi et pour les miens.
Resterez-vous une sentinelle ?
Certainement. Ce n’est pas à 63 ans que je vais changer ma manière de vivre.
Après seize années à la direction d’un groupe de presse, se fait-on plus d’amis ou d’ennemis ?
Je n’ai pas compté et je m’en fous royalement.
En parlant de royauté, en 2009 vous disiez à propos du Premier ministre : « Cela lui ferait le plus grand bien s’il m’écoutait plus souvent que certains de ses conseillers. »
C’est toujours vrai.
Sinon, les chevilles, ça va ?
Je pourrais citer des tas d’exemples où le PM aurait été en bien meilleure posture s’il avait écouté mes avis.
Allons-y pour les exemples.
Non.
Comment ça, non ? On se détend, c’est la retraite...
Vous oubliez que je m’apprête à devenir diplomate. Je vais devoir apprendre à masquer ma pensée profonde. []Il prendra ses fonctions de secrétaire général de la Commission de l’Océan indien (COI) en juillet 2012, ndlr]
Ce sera compliqué ?
Terriblement compliqué. D’ailleurs, je ne promets rien. (Sourire malicieux)
D’un côté, La Sentinelle poursuit l’Etat en justice. De l’autre, le Premier ministre pistonne votre candidature à la COI. A quoi jouez-vous tous les deux ?
Ni jeu ni incohérence. Ma relation avec le Premier ministre est libre et indépendante. Je connais Navin Ramgoolam depuis longtemps, avant même qu’il ne s’engage en politique.
J’ai souvent des débats avec lui. Je ne partage pas toujours ses choix et je le lui dis. C’est un homme qui accepte la contradiction. Il a d’autres querelles avec les journalistes, mais il est capable d’entendre la critique. Le boycott publicitaire que le gouvernement impose à La Sentinelle, c’est autre chose. J’estime que cette attitude est injuste, inacceptable et inconstitutionnelle.
En quatre ans de boycott, notre manque à gagner s’élève à Rs 70 millions. Si nous n’avions pas eu les reins solides, l’express aurait disparu. Ou alors il serait devenu le porte-voix du régime travailliste.
La COI vous console-t-elle du Réduit ?
(Ferme) Je n’ai besoin d’aucune consolation.
La présidence de la République n’a jamais été une ambition personnelle. On me l’a proposée deux fois, j’ai refusé deux fois.
Pourquoi les hommes publics sont-ils comme les filles publiques, incapables de prendre leur retraite ?
Pourquoi serait-ce à vous de décider ce que je dois faire ?
Vous ne pouviez pas vous mettre au tango ou au jardinage comme tout le monde ?
Mes boutures à moi sont le voyage et l’écriture.
C’est juste que la COI, ça fait un peu placard doré.
Comme souvent, le grand public est mal informé. Et comme souvent, c’est la faute des journalistes. La COI existe depuis 30 ans.
Son activité est extrêmement riche sur le plan politique, diplomatique et technique. C’est une organisation d’une centaine de personnes qui gère une dizaine de projets. Si je vous demandais, à vous, journaliste, de m’en citer cinq, en seriez-vous capable ? Alors pourquoi reprochez-vous au public de ne pas savoir ?
Votre dictature là-bas, vous l’entrevoyez comment ?
Je ne connais pas suffisamment l’organisation pour savoir à l’avance ce que j’en ferai.
Rassurez-vous : le secrétaire général est au service des Etats, il ne décide pas seul.
Parlons de votre ex-métier. Depuis l’avènement d’Internet, la presse écrite n’est plus ce qu’elle était. A-t-elle encore un avenir ?
Bien sûr. A condition qu’elle sache s’adapter. Un journal qui s’entête à ne faire que de l’information va droit dans le mur.
Faire de l’info n’est plus la seule fonction des journaux. Qui va attendre 24 heures pour avoir une info ? Les newspapers vont disparaître au profit des viewspapers, c’est-à-dire des journaux d’analyse, d’opinion, de mise en perspective. Plus il y a surabondance d’infos, plus nous avons besoin de « journanalystes » capables de faire le tri, de hiérarchiser ce trop-plein.
Internet ne tuera donc pas la presse papier ?
Non. La preuve est déjà faite : 1,7 milliard de personnes dans le monde achètent encore des journaux.
L’autre jour, le directeur de la Banque centrale grecque n’a rien trouvé de mieux à faire que de twitter en temps réel les résultats d’une réunion stratégique.
C’est face à ce flot d’infos que les journalistes ont des atouts à faire valoir ?
Parfaitement. Le journal du lendemain se doit d’analyser les chiffres. L’information twittée n’en est pas une. Ce que quelqu’un poste sur le Net, ce que l’on vous donne avec une belle générosité, c’est de la propagande, pas de l’info. L’information,c’est ce que quelqu’un quelque part vous cache. Le boulot du journaliste, c’est d’aller chercher ce que l’on ne veut pas vous dire.
Ce qui est exhibé sur les réseaux sociaux n’est pas de l’info.
Vous êtes de l’ancienne école…
(Droit dans les yeux) Je suis de L’ECOLE !
Mon école n’a jamais vieilli. L’information, c’est ce que l’on vous cache. C’est une vieille idée mais elle est très moderne.
Twitter aura-t-il la peau des journalistes ?
Non. Le risque, c’est que les journalistes se suicident en n’utilisant pas Twitter.
N''''exagère-t-on pas les difficultés de la presse?
Non. En 10 ans, plus de 150 journaux ont disparu aux Etats-Unis. En trois ans, le lectorat de la presse écrite en Europe a baissé de 8 %.
Ce n’est pas encore le cas de Maurice, merci la MBC. Si les Mauriciens continuent à lire des journaux, c’est parce que la télé ne sait pas faire d’infos. Si Maurice était une démocratie plus mature, avec une télévision libre, la presse écrite aurait été en difficulté.
La télé, c’est la partie inachevée ?
Oui, c’est une immense frustration. Notre démocratie restera imparfaite tant que nous n’aurons pas une télévision d’Etat indépendante et au moins une chaîne privée.
La faute à qui ?
Aux réticences des gouvernements, aux lois rétrogrades. Avec les lois actuelles, puisque La Sentinelle exerce une activité de presse écrite, elle n’a pas le droit d’être actionnaire majoritaire d’une station de télévision. Si ce ne sont pas les hommes de presse qui créent des télés, alors qui le fera ?
Le prétendu pouvoir des journalistes n’est-il pas surévalué ?
Effectivement. Seuls les journalistes eux mêmes pensent avoir de l’influence. En réalité, ils n’en ont aucune. Nous sommes des organisateurs de buzz, rien de plus. Si nous pouvions influencer le cours des choses, le monde aurait été en bien meilleur état.
Peut-être est-il en meilleur état qu’il ne l’aurait été sans les journaux ?
Vous avez un point. Je me corrige : nous avons une petite influence alors que nous pensons en avoir une grande.
Qui auriez-vous aimé être si vous n’étiez pas Jean Claude de l’Estrac ?
Je m’aime suffisamment pour ne pas avoir à me réincarner en quelqu’un d’autre.
En 1995, vous avez fait la promesse de ne plus jamais être candidat dans une élection. Quelle est la date de péremption de cette promesse ?
Elle est à durée indéterminée. Je ne permettrai plus jamais d’être jugé par des gens incapables de comprendre mon action. Appelez ça comme bon vous chante, c’est de l’arrogance si vous voulez, mais j’ai dit adieu à la politique active.
C’est la période des voeux. Que souhaitez- vous à Lindsay Rivière ?
D’enrichir l’héritage qu’il reçoit.
A votre banquier ?
De m’oublier.
Au Premier ministre ?
Plus de sérénité.
Aux journalistes ?
De se lever tôt.
Au président de la République ?
Une retraite paisible.
Que vous souhaitez-vous ?
De ne jamais foutre la paix aux gens.
 
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