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Joël de Rosnay : « Pour moi, la vie est une vague »

27 mai 2012, 13:09

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Son dernier essai, « Surfer la vie », vient de paraître. Monsieur île durable pense le monde de demain et livre ses « sept clés de la sagesse ». Interview zen.

Dans votre livre (1), vous semblez hésiter entre optimisme angoissé et pessimisme serein. Avez-vous fini par trancher ?

Non ce n’est pas nécessaire. Cela dépend des conditions de l’évolution du monde. Je préfère me définir comme pragmatique, constructif et réaliste. Comme un technologue humaniste.

On sent le technologue humaniste moins impliqué sur Maurice île durable (MID)...

Ce n’est pas exact ! Je suis le projet de très près. J’ai notamment contribué à préparer les nominations des présidents des Working groups pour l’avenir de MID, ainsi que les ordres du jour des différentes réunions. Et cela en fonction de contacts réguliers avec Osman Mahomed et Ghislain Gomart, de leurs précieuses informations et de nos rencontres à Paris.

Comment un conseiller conseille-t-il à 10 000 km ?

Avec les technologies de la communication : téléphone, email, Skype vidéo et rencontres à Paris avec les principaux conseillers du gouvernement. Je fais des notes, je donne mon avis. Je sais, pour être en lien régulier avec lui, combien le Premier ministre attache d’importance à ce projet de société qu’est MID 5E. Il m’a consulté, jusqu’à récemment, sur plusieurs projets déterminants pour l’avenir de  Maurice.

Par exemple ?

C’est… confidentiel !

A trois semaines du sommet Rio+20, le gouvernement n’a toujours pas validé sa MID Strategy. Irons-nous au Brésil les mains vides ?

Au contraire ! La communauté internationale a déjà classé la République de Maurice comme un des pays les plus prometteurs au monde en matière de développement durable. C’est un atout déterminant pour Rio +20. Souvenez-vous de la déclaration du Premier ministre à l’Unesco en 2008 et à Copenhague en 2009 : « Si Maurice réussit, le monde peut réussir. » La « stratégie durable » mauricienne est respectée dans le monde. Et les recommandations des Working groups la renforcent pour Rio+20.

Quelle sera la prochaine étape pour donner davantage de « chair » à l’île durable ?

Les conclusions des Working groups vont être mises en oeuvre en relation avec le groupe de consultants qui va assurer les relais du projet pour les prochains mois. Maurice pourra ainsi se doter, dès le mois de juillet, d’une stratégie nationale de développement durable pour la décennie à venir. Cette stratégie se concrétisera sur le court terme par un plan d’action à trois ans qui devra trouver son inscription dans les prochains budgets que le gouvernement présentera au Parlement.

Vous prônez depuis toujours les moyens de transport alternatifs. Le projet de métro léger vient d’être remis sur les rails. Réglera-t-il tous nos problèmes ?

Le métro léger ne règlera certainement pas tous les problèmes, mais je pense que ce projet est compatible avec MID. Il faudra cependant respecter de nombreuses conditions, comme établir un nouveau tracé en raison de développements récents dans certaines régions. Mais à mon avis, pour qu’il représente un véritable moyen de transport pour l’avenir et qu’il soit en phase avec MID, il faudra, par exemple, que les autobus qui déposeraient les passagers aux divers arrêts du métro léger soient des bus électriques ou hybrides et en tout cas silencieux !

Le « Davos de l’environnement » que vous aviez proposé au Premier ministre n’a jamais vu le jour. Pourquoi ?

Question de moyens dans des pays en crise financière, d’opportunités et de capacités d’organisation. Je viens de participer à Paris au Forum mondial sur les villes du futur : le New Cities Summit, un Davos des villes. L’organisateur est le même que pour le World Ecologic Forum, John Rossant. Je continue à réfl échir avec lui pour organiser ce forum à Maurice. L’idée n’est pas abandonnée.

Les Mauriciens vous connaissent moins pour votre passion du surf, fil rouge de votre nouveau livre…

Pour moi la vie est une vague, un flux, sur lequel on doit se maintenir en équilibre, s’adapter continuellement aux circonstances, anticiper l’imprévu. C’est pourquoi j’utilise la métaphore du surfeur sur une vague, qui doit lui aussi prévoir les changements, les risques et surtout, qui glisse sur une surface qui se modifie sous lui en permanence. Comme la vie elle-même.

Vous surfez sur le concept de « société fluide ». Comment le définissez-vous ?

Depuis l’émergence des premières civilisations, l’organisation des sociétés humaines est symbolisée par la rigidité, l’élément et la force, plutôt que par la souplesse, le lien et le flux. L’organisation de la société fluide se fonde sur des rapports de flux et pas seulement sur des rapports de force. Echanges d’informations, de connaissances, échanges culturels… C’est une vague puissante qui va remettre en cause les pouvoirs verticaux traditionnels et ouvrira la voie aux pouvoirs partagés. Dans la société fluide, le concept du « pair à pair » (peer to peer ou p2p), que l’on a connu sur Internet pour la musique et la vidéo, va s’appliquer à la banque, à l’assurance, à la coéducation, au consulting et même au partage de l’énergie dans des réseaux intelligents.

Vous écrivez, en vous adressant aux Mauriciens : « Libérez-vous de la pression des monopoles énergétiques et des lobbies internationaux. Il y va de votre avenir et de celui de vos enfants »…

Ce que je critique dans ces systèmes de pouvoirs centralisés, c’est le risque de déresponsabilisation des citoyens face à des flux qui conditionnent leur avenir, comme les flux financiers, alimentaires, et bien sûr, énergétiques. En un siècle, nous nous sommes en partie libérés de la contrainte des déplacements dans l’espace avec l’auto-mobilité et l’automobile. Nous nous sommes libérés des monopoles informationnels avec l’info-mobilité et les smartphones. Mais nous continuons à être soumis, dominés et passifs face aux grands pouvoirs énergétiques, pétroliers ou nucléaires. Il nous faut accéder à ce que j’appelle l’écomobilité avec la décentralisation de la production énergétique, grâce notamment à la combinaison des énergies renouvelables et à un Internet de l’énergie, la smart grid. Ce qui nous permettra d’évoluer vers une véritable démocratie énergétique.

Une démocratie très utopique…

Pas du tout ! On en prend le chemin dans de nombreux pays. Comment pensez-vous que les Japonais réagissent aux contraintes de l’après-Fukushima ? Toutes les centrales nucléaires sont fermées. Pourtant le pays adopte des mesures draconiennes d’économies d’énergie et d’amélioration de l’efficacité énergétique, même si l’importation de combustibles fossiles s’est considérablement accrue. Dans des villes autrichiennes, l’autonomie énergétique est assurée à 100%, grâce à la combinaison des énergies renouvelables et à la participation active et raisonnée des habitants. Les citoyens ordinaires, si on leur explique clairement les enjeux et les moyens d’action, se mobilisent de manière spectaculaire.

Tout un chapitre est consacré à la prise de risques et à l’innovation. Vous tordez le coup au sacro-saint principe de précaution...

Il n’y a pas de société innovante sans risque. Et pour cela il faut se battre ! Les entreprises connaissent le « syndrome NIH » (not invented here) qui inhibe les innovations venues de l’extérieur. Et puis on se protège contre les nouveautés qui dérangent. Lorsque je travaillais à l’institut Pasteur, le professeur Jacques Monod me disait souvent : « Quand vous lancez une nouvelle idée, vous avez trois catégories de personnes contre vous : ceux qui font la même chose, ceux qui font le contraire et ceux qui ne font rien, c’est-à-dire tout le monde ! » C’est pourquoi il faut se battre pour innover, et pour cela, prendre des risques.

Trop de précaution tue l’innovation ?

Absolument. C’est pourquoi le principe de précaution doit être complété par le principe d’attrition. La précaution « rigidifie » la société et renforce les attitudes égoïstes, tandis que l’attrition « fluidifie » la société et crée de la solidarité. On sait que le risque zéro n’existe pas. Ce qui implique l’acceptation préalable de la perte irréversible de certaines choses ou de certaines personnes. L’attrition, c’est le taux acceptable de pertes, matérielles, immatérielles ou humaines. Appliquer ce principe, c’est accepter le risque que des avions puissent voler, et donc que certains puissent être perdus. Un choix qui se justifi e par la reconnaissance de l’imperfection
des choses, par l’impossibilité naturelle de maîtriser le hasard. La vie, en somme !

Dans ce livre, et c’est une première, vous confiez votre propre philosophie de la vie, tournée vers les autres

J’ai tenté de sélectionner des principes d’humanité tels qu’ils ont été décrits par les grands philosophes et mis en pratique par les cinq grandes religions. Ce sont mes sept « piliers de la sagesse » pour surfer harmonieusement et intelligemment la vie : le respect de la diversité le respect de l’autre l’altruisme l’empathie la responsabilité individuelle et collective la fraternité la spiritualité laïque.

En 1961, il y a un demi-siècle, vous deveniez le premier champion de France de surf. Combien d’années encore comptez-vous écumer les vagues de Tamarin ?

Je surferai jusqu’à 95 ans (il en a 75), après je me mettrai au golf ! J’ai des amis surfeurs, comme Rabbit Kekai de Hawaï, qui surfe toujours à 92 ans, et de nombreux autres qui sont octogénaires ! Certains se sont mis au « standup » []surf debout et à la rame, ndlr] en raison de problèmes de dos. Mais le surf conserve. Avec mon entraînement régulier, musculaire et nutritionnel, j’arrive à surfer jusqu’à 6 h par jour quand les conditions sont bonnes.

(1) : Surfer la vie. Comment survivre dans la société fluide, Editions Les Liens qui libèrent, 253 p.


Entretien réalisé par Fabrice Acquilina
(l’express-dimanche, 27 mai 2012)