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Rama Sithanen : « Je suis triste pour mon pays »

21 février 2012, 11:35

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La réforme électorale, pour lui, c’est cuit. Rama Sithanen n’y croit plus : « Si je devais parier, je dirais que c’est terminé. » Ni rancoeur ni amertume pour autant. Juste du « chagrin » et un énorme sentiment de « gâchis ».


Vous jouez au basket-ball ?

(Surpris) A la télé, oui, je me régale devant le championnat NBA.

Les recalés de la réforme électorale ont presque une équipe : Sachs, Collendavelloo, Carcassonne, Sithanen, plus qu’un et c’est bon.

(Rires) Ma démarche était différente. Déjà, contrairement à Sachs et Carcassonne, je suis Mauricien, je connais l’histoire de mon pays, j’ai décortiqué toutes les élections depuis 1888. Mais surtout, j’ai fait la démonstration que l’on pouvait subsume le Best Loser System (BLS), c’est-à-dire le remplacer par un mécanisme qui fait le même boulot.

Ce mécanisme n’a pas fait l’unanimité. Ça doit être une déception, non ?

Non. Je ne suis pas né de la dernière pluie, je m’attendais à cette levée de boucliers. Vous noterez que mes autres propositions ont convaincu tous les partis - que ce soit Lalit, Rezistans ek Alternativ, le PMSD, le Parti travailliste ou le MMM. Mieux, les spécialistes, ceux qui maîtrisent ces questions, soutiennent mon projet. C’est là une grande satisfaction.

Les spécialistes…

Je n’en connais que trois à Maurice : l’économiste Pierre Dinan, l’ancien juge Robert Ahnee et le Pr Sing Fat Chu. Les trois ont étudié en profondeur notre système électoral et ils ont fait des propositions de réforme. Leurs idées étaient différentes des miennes, mais ils ont soutenu mon rapport. Oubliez les experts je n’ai pas rencontré une seule personne qui m’a dit « Rama, je ne suis pas d’accord avec toi » et qui avait des arguments solides à faire valoir.

Vous ne lisez pas les journaux ?

A Maurice, tout le monde est constitutionnaliste, économiste et Ballon d’or. Les gens donnent leur avis sur tout, souvent sans savoir de quoi ils parlent. Certains ont critiqué mon rapport sans même l’avoir lu ! Attention, je ne dis pas que mon projet est parfait, il n’y a pas de système électoral parfait. J’ai essayé de faire du sur-mesure. D’être juste vis-à-vis des partis, des femmes, des communautés et de garantir la stabilité. Certains commentaires m’ont choqué. Des esprits supposés éclairés n’arrivent toujours pas à faire la distinction entre la suppression du BLS et son assimilation dans un nouveau système. Je n’élimine pas le BLS, je le subsume. Je conserve son objectif que j’intègre dans un nouveau dispositif. Dire que Sithanen veut supprimer le BLS, c’est me faire un faux procès. Est-ce que je le vis comme un échec ? Pas du tout. Réformer un système électoral est très compliqué. En Nouvelle-Zélande, ça a pris 75 ans. En Grande-Bretagne, ils en discutent depuis 100 ans.

Avez-vous assimilé le fait que vous ne verrez pas cette réforme ?

Oui.

Et quel sentiment domine ?

Je suis triste pour mon pays. Tous ces dérapages inutiles me chagrinent. Les gens ne réalisent pas qu’il y a mieux que le système actuel. 62 députés First-past-the-Post (FPTP), plus 20 sièges à la proportionnelle sur une liste bloquée, tout en donnant la possibilité à certains candidats d’être sur deux listes, ça, c’est largement meilleur pour les musulmans que le système actuel, c’est-à-dire 62 députés, plus huit best losers. Je peux le prouver à n’importe qui, n’importe quand. Avec mon système, au pire, les musulmans seront aussi bien représentés qu’aujourd’hui. Mais à mon avis, ils auront davantage de députés. Shakeel Mohamed l’a compris. J’ai d’autres amis musulmans qui en sont convaincus mais qui n’osent pas le dire. Shakeel a beaucoup de défauts, mais au moins, il a eu le courage de ses convictions.

Qui n’a pas eu ce courage ?

Ceux qui m’ont dit en privé : « Rama, tonn fer enn bon travay me nou pa kapav dir li piblikman ».

Et ils sont nombreux ? Des noms…

Je ne vais pas les embarrasser, ils se reconnaîtront. Après, il y a aussi un peu de jalousie. Pourquoi la solution viendrait de Sithanen ? Certains sont mal à l’aise avec ça, je le sais.

Le silence d’un Rashid Beebeejaun a-t-il été coupable ?

On s’est vus lors de ma présentation au Conseil des ministres et il m’a donné l’impression d’être convaincu. Maintenant, s’il ne le dit pas... Les gens sont prudents et je les comprends. Ils ne savent pas si la réforme va se faire, alors pourquoi prendraient-ils le risque de se fâcher avec une partie de leur électorat ? Tout est là. Le débat est pris au piège de la realpolitik.

Avez-vous la certitude que le Premier ministre a enterré votre projet ?

Je n’ai aucune certitude, on ne s’est pas vus depuis trois semaines, depuis la présentation de mon rapport, en fait. Ce qui m’inquiète, c’est le blame game. Chacun va accuser l’autre d’être responsable de l’échec de la réforme. Plus ça dure, plus il y aura des dérapages. Récemment, on m’a expliqué qu’il fallait plus de secrétaires permanents issus de la population générale, qu’il fallait que le CEO de Rogers puisse être un hindou, que celui d’IBL puisse être un musulman, et qu’après seulement, on reparlera de réforme électorale c’est stupide ! Si on attend ça, on ne fera rien. Cette réforme ne peut pas tout faire. La méritocratie ne se décrète pas dans un rapport, enfin !

Quelle est la plus grosse énormité que vous ayez entendue depuis trois semaines ?

Il y en a deux. La première, c’est de dire que l’on peut introduire une dose de proportionnelle tout en conservant le BLS, ça n’a pas de sens []c’est la position de Paul Bérenger, ndlr]. La seconde, c’est de faire croire que l’on veut abolir le BLS.

Le leader de l’opposition a pris votre travail un peu de haut. C’est quoi le problème entre vous ?

Posez-lui la question ! Moi je n’ai pas de problème avec M. Bérenger. Je le respecte pour une raison bien simple : c’est un rude travailleur qui a plus d’un tiers de la population derrière lui. Evidemment, au Parlement, nous étions adversaires et je sais répondre aux questions. Evidemment, j’ai fait un travail en 35 jours alors que d’autres auraient pris 5 mois…

Quand votre fils de 11 ans vous demandera « Dis, papa, pourquoi ils n’ont pas voulu de ton travail ? », vous lui répondrez quoi ?

(Surpris) Figurez-vous qu’il me l’a posée, cette question.

Et…

Je lui ai expliqué que nous sommes un peuple extrêmement conservateur. Les Mauriciens ont peur du changement, ils se construisent de fausses frayeurs. Et tout ça à cause d’un petit groupe qui crie plus fort que tout le monde, sans même être représentatif. La masse, elle, ne craint pas le changement, mais elle est silencieuse. Encore une fois, ça m’attriste. J’aimerais que les gens comprennent que le BLS n’est pas l’unique façon de garantir la représentation des minorités. Je ne vois pas pourquoi nous devrions avoir peur de la proportionnelle. Dans toutes les démocraties, les partis établissent des listes qui respectent la diversité. Nous le faisons déjà à Maurice. Dans le front bench, l’équilibre ethnique est respecté. C’est une convention, une loi non écrite qui profite à un paquet de députés. Alors, de quoi avons-nous peur ?

Hier, vous jouiez les conseillers de luxe sur le budget. Aujourd’hui, sur la réforme électorale et sur le traité de non double imposition. Demain, sur Air Mauritius. C’est si dur que ça de rompre avec la politique ?

On débat peu à Maurice. J’ai des idées, il faudrait que je les garde pour moi ? Certaines sont bonnes, d’autres le sont moins, je n’ai pas la science infuse. Effectivement, j’ai ma petite idée pour aider Air Mauritius à sortir de l’ornière. Personne n’évoque le rôle de l’Etat au sein de la nouvelle stratégie. Aujourd’hui, ce rôle est double et ambigu : l’Etat est à la fois actionnaire et décideur en matière d’accès aérien. On ne peut pas discuter de l’avenir d’Air Mauritius sans mettre ces sujets-là sur la table.

Siddick Chady s’ennuie à mourir, vous n’auriez pas un petit dossier pour lui ?

(Gêné, à voix basse) Faut pas être méchant. Il essaie de faire quelque chose…

Pourquoi avoir dit lors d’un débat à l’université : « Nous haïssons le meilleur et nous chérissons le pire » ?

Je parlais du BLS. Le pire, c’est quoi ? C’est le communalisme inscrit dans la Constitution. C’est cette injustice qui oblige à déclarer sa communauté pour être candidat à l’élection. C’est ce calcul archaïque qui désigne des vainqueurs parmi les perdants. C’est cette façon de classer les Mauriciens dans des tiroirs ethniques. C’est la probabilité d’un jugement de la Cour suprême ou du Privy Council sur ce découpage. C’est la commission des droits de l’homme des Nations unies qui va finir par nous tomber dessus. On peut s’affranchir de tout ça, et en même temps garantir une représentation juste et équitable de toutes les communautés, alors pourquoi ne le fait-on pas ? C’est du gâchis. Un immense gâchis. Une chance comme celle-là ne se représentera pas de sitôt, c’est maintenant ou dans 50 ans. Voilà ce qui me chagrine.

Etes-vous un réformateur frustré ?

(Il réfléchit) Je ne suis pas un réformateur frustré, je suis un Mauricien triste. Triste de ne pas avoir su convaincre une partie de mes concitoyens.

Vous survivrez sans ce trophée ?

Oui, rassurez-vous. J’ai eu d’autres trophées dans ma vie, vous savez. Je ne suis pas en manque. Et puis, avec l’âge, je deviens plus sage. (Sourire)

Entretien réalisé par Fabrice Acquilina
(Source : l’express-dimanche)