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Premier fwa
Autrefois, lorsqu’il y avait un enfant dans la famille, c’était à lui qu’incombait la responsabilité de faire les courses à la boutique du coin. On faisait appel à lui pour aller acheter du pain le matin ou en urgence pendant la journée, lorsque enn konpanié inn vini. Il devenait ainsi le coursier attitré des différents membres de la famille aussi bien que celui des tontons et des tantines du voisinage.
«Tipti kot été?»
«Li pé zwé déor.»
«Mo lamé dan lavé, ou kapav avoy li laboutik enn kou pou mwa?»
On appelait Tipti et la tante lui disait: «Al laboutik vit enn kou to asté enn bar savon pou mwa. Pou éna 50 sou pou resté, to asté enn gato pou twa.»
Tipti délaissait alors ses activités et courait à la boutique. En chemin, il «piquait» un sprint, imaginant être Carl Lewis remportant une finale de 100 mètres aux Jeux olympiques devant une foule en liesse. D’autres fois, il imaginait être Maradona et donnait des coups de pied dans divers trucs qu’il voyait sur sa route : une boîte de conserve, un paquet de cigarettes ou une bouteille en plastique.
Ce jour-là, en se rendant à la boutique, Tipti vit un paquet de cigarettes sur le sol et il s’élança pour y donner un grand coup de pied, imaginant dans sa tête que c’était un ballon de foot et qu’il tirait un coup franc pour la sélection de Maurice à la toute dernière minute d’une finale de Coupe du Monde. Toutefois, Tipti fut surpris de voir que le paquet ne s’éleva pas tant que cela. Il se baissa, le ramassa et l’ouvrit. Là, il vit que celui-ci n’était pas vide, à l’intérieur il y avait deux cigarettes. Tipti hésita un instant, ne sachant pas s’il fallait remettre le paquet là où il l’avait trouvé ou pas. Il regarda autour de lui, vit que personne ne l’avait remarqué et mit le paquet au fond de sa poche. Il sentit une petite excitation lui parcourir l’échine.
Tipti se dirigea vers la boutique, acheta la barre de savon et partit la donner à sa tante, lui remettant aussi la pièce de 50 sous qui restait.
«Merci mo garson. Bé mo ti dir twa asté enn gato pou twa.»
«Non, les li», répondit Tipti.
Il se retourna et prit la direction de sa maison. En passant devant celle de sa voisine, il vit le fils de ce dernier en train de réparer sa bicyclette. C’était son grand ami, avec qui il passait le plus clair de son temps. Il s’approcha de lui et, du doigt, lui fit signe de le suivre. Ce dernier quitta son vélo et rejoignit Tipti derrière la maison, loin des regards. Tipti retira alors le paquet de cigarettes de sa poche et le lui montra.
«Get ki mo finn trouvé lor simé kan mo ti pé al laboutik.»
«Eh taar! Li ankor bon sa. Atann nou fim li.»
«Tonn déza fim sigaret twa?»
«Oui, dan kolez mo bann kamarad améné. Nou abitié fimé dan kabiné.»
«Si mo mama trouv mwa, mo pou gagn baté.»
«Non, nou al dan twalet nou fimé, personn pa pou trouv nou. Atann mo vini.»
Tipti vit son ami partir en courant et, l’instant d’après, revenir tenant un briquet à la main.
«Mo papa so briké sa, mo koné kot li gardé. Taler mo pou rémet li dan so plas. Vinn avek mwa.»
Tipti suivit son ami et ce dernier l’emmena vers les latrines. Il ouvrit la porte pour laisser entrer Tipti, entra à son tour et la referma derrière eux. Il faisait sombre à l’intérieur et ça sentait mauvais. Le jeune garçon utilisa le briquet pour allumer la première cigarette qu’il passa à Tipti, puis il alluma la seconde. Tipti vit alors son ami prendre une profonde inspiration avant de relâcher lentement la fumée. Il était impressionné et voulait lui montrer qu’il pouvait faire de même. À son tour, il porta la cigarette à ses lèvres et prit une inspiration. Il sentit un picotement dans la gorge, ce qui le fit tousser et il sentit des larmes lui monter aux yeux. Son ami lui fit signe du doigt de ne pas faire de bruit. Tant bien que mal, Tipti relâcha la fumée. Son acolyte lui fit un geste d’encouragement.
Tipti vit son ami à nouveau porter sa cigarette à sa bouche pour une deuxième bouffée. Maintenant en confiance, il fit de même. Il regarda la façon dont son ami tenait la cigarette entre ses doigts, la trouva très classe et ajusta discrètement la sienne. Ainsi, les deux amis restèrent là à fumer, adossés contre les poteaux des latrines jusqu’à ce qu’ils eussent fini.
Plus tard, son ami ouvrit discrètement la porte, regarda autour de lui pour voir s’il n’y avait personne. Il se retourna et indiqua à Tipti qu’il pouvait sortir. Ce dernier rentra chez lui tandis que son ami alla remettre le briquet de son papa à sa place.
Tipti se sentait l’âme d’un adulte. Il passa le reste de l’après-midi à arpenter les recoins de sa cour en marchant, avec ses mains dans les poches, tout en sifflotant.
Toutefois, la situation allait vite se gâter. D’abord la petite soeur de son voisin alla raconter à sa maman qu’elle avait vu les deux garçons aller ensemble dans les toilettes et qu’elle avait vu de la fumée en sortir. La maman du voisin vint tout raconter à la maman de Tipti, puis à son propre mari lorsque ce dernier revint du travail. Tipti eut à peine le temps de comprendre ce qui se passait qu’il entendit des bruits venir de chez les voisins. C’était la voix de son ami. Son papa était entré dans une colère noire et lui donnait une branlée à l’aide d’une branche de goyave. Tipti entendait des bribes de paroles qui arrivaient à ses oreilles.
«Mo pou arété…»
«Anou al fer serma divan bondié!»
Le sang de Tipti se glaça. Il sentit sa gorge se dessécher. Il commençait à redouter la colère de son père à lui lorsqu’il rentrerait du travail. Ce dernier arriva quelques instants après et, à son tour, entendit les cris venant de chez les voisins. Il demanda à la maman de Tipti ce qui se passait. Il arrivait parfois à cette dernière de ne pas rapporter les petites bêtises de Tipti à son mari pour lui éviter des ennuis, mais, cette fois-ci, elle comprit qu’elle ne le pouvait pas.
De la chambre d’à côté, Tipti entendit sa maman raconter ce qui s’était passé cet après-midi, tel que la voisine lui avait raconté. Il entendit son papa dire: «Kot li été? Li fini manzé? Les li manzé taler mo pou get li enn kou.»
Ce soir-là, Tipti ne termina pas son assiette. L’appétit n’y était pas. Il était mort de frayeur. Plus tard, son papa arriva dans la cuisine et lui dit: «To fini manzé? Vini nou koz enn tipé.»
Tipti suivit son papa à l’extérieur et ce dernier lui fit signe de s’asseoir sur le rocher qui se trouvait sous le pié ambalak
dans la cour. Son papa s’assit à côté de lui et lui dit: «To mama inn dir mwa to inn fim sigaret azordi. Vrémem sa?»
«Oui Pa, selma mo pa’nn asté. Mo’nn trouv bwat-la inn tonbé dan simé.»
«Kouma ti été? Ti bon?»
«Non Pa, li fer mwa gagn tousé.»
«To koné, to gagn drwa fimé. Kan mo ti tipti, mwa ousi mo’nn déza fimé. Mo ti anvi koné ki gou li gagné.»
Tipti commençait à être un peu soulagé. Son papa n’allait peut-être pas le frapper après tout. Son père continua:
«Aster mo anvi to désidé tomem si to anvi fimé ankor ouswa non. Mo pa pou kriy avek mwa. Selma si to kasiet mwa to fimé, lerla mo pou ankoler.»
Il se leva pour partir. Tipti sentit sa gorge se serrer.
«Mo pa pou fimé aster, Pa!»
Après ce jour, Tipti ne toucha plus jamais à une seule cigarette de sa vie. Les années ont passé, Tipti est devenu un adulte, son papa n’est plus de ce monde depuis longtemps, mais il a respecté la promesse qu’il lui avait faite ce soir-là.
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