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L’incertitude radicale
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L’incertitude radicale
Comme partout ailleurs, Maurice a été pris de court par la pandémie de Covid-19. Sur le plan factuel, celle-ci est un Cygne noir auquel le pays ne s’était pas préparé. On peut reprocher au gouvernement de n’avoir pas été prévoyant, mais savoir s’il aurait dû l’être est une question d’ordre éthique. Même des entreprises privées et des autorités financières n’avaient pas de «business continuity plan» ou ne l’ont pas testé en temps normal.
Cela devrait conduire les décideurs à abandonner leurs certitudes pour s’adapter au mieux et au plus vite aux changements. «Personne, en se basant sur notre mode de fonctionnement conventionnel et actuel, n’est en mesure… de prévoir, voire prédire, une éventuelle stratégie pour faire face au pire scénario que le Covid-19 nous réserve», reconnaît Vidia Mooneegan, le président de Business Mauritius, dans l’express du 6 avril. Au lieu de s’agripper aux modèles de prévision des autorités, les patrons habitués aux bouées de sauvetage de l’État gagneront à embrasser l’incertitude en adoptant des stratégies de résilience pour considérer des futurs alternatifs et pour affronter des événements imprévisibles.
Les économistes n’ont pas attendu Incerto, l’opus de Nassim Taleb, pour penser l’incertitude. En 1921, Frank Knight fait la distinction entre risque et incertitude. Le risque se réfère à une situation où le décideur connaît les résultats possibles et leur probabilité : le manque de nourriture est un risque, facile à repérer. L’incertitude, elle, ne peut pas être probabilisée parce que les possibilités sont inconnues : l’entrepreneur doit exercer sa faculté de jugement afin d’anticiper ce qui peut arriver.
Les modèles économétriques réduisent l’incertitude à un risque quantifiable pour construire des schémas préétablis. Mais s’il y a un avant et un après coronavirus, c’est que rien ne peut se modéliser, car il existe des éléments du futur qu’on ne peut même pas imaginer. Le futur se reflète dans le prix qu’on attache au temps, qui est lui-même subjectif.
Les comportements individuels ne se reproduisent pas à l’identique : le seul fait d’agir modifie les données de l’action suivante. Il faut compter avec la part inconnue du comportement humain, qui est faite de l’histoire que chacun porte en lui, de la spécificité de nos expériences et de la subjectivité de nos choix. Bref, la vie est constituée de cette réalité incontournable que la phénoménologie a mise en évidence : l’incertitude radicale, aussi appelée ignorance.
John Maynard Keynes reprend cette notion mais, à la différence de Knight pour qui les incertitudes donnent lieu à des opportunités entrepreneuriales, il les considère comme une source d’instabilité (l’incertitude radicale rend intense le désir de liquidité par motif de précaution, en amont d’une crise de l’économie de marché). À l’opposé, Milton Friedman traite toutes les incertitudes de façon probabiliste, et c’est ainsi que les acteurs économiques peuvent optimiser leurs satisfactions.
Le problème, ici, c’est que la connaissance humaine est limitée alors même que le comportement personnel est infléchi par l’information. Les décideurs politiques, les chefs d’entreprise et les ménages ne disposent jamais de toutes les informations nécessaires pour définir les actions qui maximisent le bien-être social, la valeur actionnariale ou l’utilité familiale. La qualité de l’information est donc importante et elle dépend de l’environnement institutionnel, là où règne la confiance, en l’occurrence les institutions qui garantissent la liberté économique, comme l’état de droit, la concurrence, le libre échange et une monnaie saine.
Le succès d’une prise de décision, face à l’incertitude radicale, exige un nombre de compétences qu’on retrouve rarement chez un seul individu. Il est le résultat d’une intelligence collective et d’un processus de collaboration. À charge pour le gouvernement de revoir ses nominations mal avisées aux postes à responsabilité et de travailler avec l’opposition pour trouver des sorties de crise.
Pour cela, il faut mettre de côté notre ego et faire preuve d’humilité. Le Covid-19 nous invite à cela, mais aussi au langage de vérité. D’abord, nous devons humblement accepter que l’avenir ne nous appartient pas totalement. Puis, l’État doit admettre qu’il ne peut pas se charger de tout, garantir l’individu et garder l’économie à l’abri du risque.
Le goût de la sécurité de l’Étatprovidence a effacé le sens de la responsabilité individuelle et le besoin d’épargner. Si la peur enserre les Mauriciens, c’est le réflexe normal d’un peuple qui a renoncé à l’audace. Ils ne supportent plus l’échec, si bien qu’ils assimilent l’avenir à un risque.
Or, le risque, désormais socialisé, n’est pas l’incertitude. Nous devons réapprendre à nous prendre en charge. Comme l’écrivait Gérard Sanspeur dans l’express du 14 février 2018, «nous pourrions même faire de l’incertitude un moteur de développement dans le domaine économique et social». Dont acte
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