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«Kessonmange»
L’adolescent qui nous héberge dans notre propre maison vient d’avoir 15 ans. Ma femme et moi n’avions pas vu venir le putsch quand en moins de deux, il prit possession de nos possessions et dirigeait nos vies en véritable dictateur. Depuis, il donnait des ordres à tout-va, renvoyait les repas qui n’étaient pas à son goût et monopolisait la télé les jours de foot. Notre petit enfant tout mignon était subitement devenu un Kim Jong II. (Le «I» étant déjà pris par un éternel adolescent colérique.)
Notre ado passait la plupart du temps devant son ordinateur à jouer avec des potes virtuels et sa chambre avait désormais l’aspect d’un cul-de-basse-fosse médiéval où ni la lumière et ni ses parents ne pénétraient jamais. Les posters de Pokémons sur ses murs avaient été remplacés par des affiches d’un groupe sataniste nordique connu pour jeter des carcasses d’animaux dans la foule et asperger ses fans de sang porcin au cours de ses concerts… Durant une de nos rares audiences, notre seigneur et maître nous avait fait comprendre que nous étions trop vieux pour comprendre la beauté symbolique derrière la douche d’hémoglobine qu’il qualifiait de «mwe cool». (‘Mwe’ étant la version néandertalienne de «mauvais»)
Son Altesse sortait de sa tanière uniquement quand la faim l’en obligeait et se traînait jusqu’à nous pour demander : «Kessonmange ?» Cette phrase faisait à elle seule monter ma pression sanguine au point où mes globules franchissaient régulièrement le mur du son. Sans se soucier de l’imminente rupture de mes artères, il se mettait à renifler les recoins de la cuisine avec la mine défaite d’un parlementaire expulsé, puis levant le couvercle d’une casserole, il vociférait : «C’est touskya à bouffer, yapa macaroni?» Je songeais avec mélancolie à ce qu’aurait pu écrire Molière, s’il avait eu un ado : «Tout ce qui n’est point pâte est ‘beurk’; et tout ce qui n’est point ‘beurk’ est pâte.»
Le mec semblait aussi posséder son propre concept de la salubrité et l’appliquait sans réserve. Les restes de nourriture, ses chaussettes olfactives et ses sous-vêtements radioactifs disséminés aux quatre coins de sa chambre avaient créé un écosystème post- apocalyptique où vivaient invertébrés, fusobactéries et de multiples formes de vie évoluant dans un minimum d’oxygène et un maximum de gaz. Avec le temps, ses visites à la salle de bain s’étaient raréfiées et sa brosse à dents avait même fini par commettre l’irréparable. Cependant, aussitôt qu’une amie non virtuelle projetait de lui rendre visite, il rattrapait le temps perdu et entamait un ravalement de façade et se blanchissait enfin les crocs.
Le temps était venu d’agir!
Les avis de nos amis divergeaient quant à la marche à suivre pour retrouver notre souveraineté ; certains disaient qu’il vivait une phase, qu’il nous faudrait avaler quelques couleuvres en attendant que ça passe, d’autres évoquaient un dialogue ferme et sans langue de boa alors qu’une minorité penchait pour une méthode plus ferme se rapprochant du : «Koup ledwa !» Quoi qu’il en soit, nous nous devions d’agir au plus vite afin de stopper la progression colonialiste du bambin et éviter un bis repetita des Chagos par le sale gosse !
La discussion se porta finalement sur le nerf de la guerre de tout coup d’État; le contrôle des communications. Tout comme Superman qui succombait à la kryptonite, Dracula qui se désagrégeait à la lumière du jour et Achille qui avait un flagrant manque de talon, l’ado du XXIe siècle ne pouvait vivre sans wifi. Sans l’aide des Nations unies, nous avons donc informé notre colonisateur que son règne touchait à sa fin et que le wifi serait interrompu jusqu’à sa reddition totale et sans condition. En quelques heures, notre ado agitait un drapeau blanc, nettoyait sa porcherie, se douchait abondamment et mangeait en notre compagnie une belle salade de lalo. L’Internet était devenu l’arme de régulation massive contre les excès des ados.
“Speak softly and carry a big stick; you will go far”, disait Théodore Roosevelt.
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