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Le lexique du chasseur

12 septembre 2021, 08:27

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Occire les bêtes fut d’abord une nécessité avant de devenir un sport. Au temps des premiers humains, on partageait généreusement son mammouth avec ses voisins de caverne après une chasse ardue et périlleuse. Quand on interroge le passé, il est toujours difficile d’ivoire clair, mais à moins que je ne me trompe, le mammouth n’était pas un pachyderme sans défense. À cette époque, il n’était pas question de chasse à courre préhistorique avec chevaux sauvages et nobles «aristopitèques» vêtus de livrées en peaux de renard soufflant dans des cors de chasse en corne d’auroch et précédés par des centaines de chiens aux oreilles traînantes, mais plutôt de rudes hominidés armés de lances et de pierres affrontant au corps-à-corps un monstre de plusieurs tonnes. La chasse a évolué d’un besoin vital à une envie létale et l’homme s’est mis à dégommer tout ce qui bouge en gardant de plus en plus ses distances avec la cible.

Mon ami Dan Leumile est un chasseur dans l’âme. Les murs de sa maison sont tapissés de trophées empaillés. Têtes de cerfs mauriciens, de gazelles africaines et de buffles aux faciès patibulaires, le genre qui ferait passer l’incroyable Hulk pour un bisou-nours vert pomme. Tous les ans d’octobre à mai, Dan perdait goût à la vie et ressemblait à ces badamiers déprimés par l’hiver qui perdent leurs feuilles une à une jusqu’à ressembler à des «baton bred». Parfois, comme un ballon que l’on regonfle, il semblait momentanément ragaillardi et nous racontait ses souvenirs de chasse avec des «je te promets que c’est vrai» et des «j’ai des témoins», puis comme le château gonflable que l’on asphyxie, il regagnait lentement le royaume des amorphes où le flasque n’est pas roi. Mais quand arrivait le mois de juin, pris par des spasmes incontrôlables, son index se mettait à se courber frénétiquement comme s’il tirait sur une gâchette imaginaire et nous savions alors que le chasseur qui sommeillait en lui revenait à la vie.

Le premier juin annonçait l’ouverture de la saison de chasse aux cerfs et Dan me supplia de l’accompagner à sa première battue. C’est comme cela que je me retrouvais sous une pluie battante, à Midlands, assis sur un mirador couvert de mousse à m’interroger sur le sens de la vie. Pour ceux qui ne le savent pas, Midlands est un de ces villages qui comptent sur les phalanges d’un doigt les jours de ciel bleu dans l’année. Ce matin-là, la brume habituelle s’était jointe à l’épais rideau de pluie traditionnelle et on n’y voyait pas à un mètre. Dan, carabine Savage en main et tête dans les nuages, faisait semblant d’y voir quelque chose. Parfois, il pointait le doigt dans le vide laiteux en me chuchotant: «Tu as vu ce cerf-là?» ou «attention, un tourneur!» Moi je répondais «oui» de la tête pour ne pas passer pour un abruti, mais je trouvais le cerf trop discret et je pensais: «Mais que faisait un derviche dans les bois ?» Au bas de la montagne, les détonations allaient bon train et de temps à autre retentissaient les cris déchirants d’un chien qui semblait chercher sa maman.

Quelques heures plus tard, après avoir fait chou blanc, nous étions au traditionnel déjeuner d’après-chasse. J’avais trouvé place en bout de table à l’autre bout de Dan, mais j’avais les oreilles rivées sur ses conversations. Je ne reconnaissais plus mon ami. Il parlait fort et gonflait le torse comme un coq bantam cherchant à impressionner la bassecour. Entre deux gorgées de cervoise, il s’exclama : «Ce (bip) de cerf a sauté la (bip) de brisée et moi, comme un (bip) j’avais les mains dans les (bip) et c’était impossible d’attraper le (bip) de fusil. Ce (bip) de Toc étant le roi des (bip), n’a pas réagi...» Je découvrais une face cachée de mon ami dont le lexique de chasseur était particulièrement fleuri. A quand un dictionnaire chasseur – non-chasseur ? Conseil de lexique à l’étranger de passage, ne soyez pas horrifié si au cours d’une de ces rencontres vous entendez quelqu’un vous dire : «Hier on a baisé un cochon marron.»

Cela veut seulement dire qu’ils l’ont tué.