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Nouveau roman

Ce que lèguent nos pères

11 mai 2025, 18:00

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Ce que lèguent nos pères

Photo : Aurélio Prudence

Il n’a pas voulu écrire un roman, mais dresser une silhouette dans la brume de l’histoire. Il n’a pas cherché à attendrir, encore moins à accuser. Il a raconté. C’est plus rare qu’on ne croit. Il est rare qu’un fils ose raconter son père sans enjoliver ni pleurer. «Des temps pour une vie» n’est pas un roman au sens où les éditeurs l’entendent. Ce livre est une lampe dans la nuit. Il éclaire le pas de ceux qui cherchent à comprendre d’où ils viennent. Et dans le visage de Rajoo (en médaillon), chacun pourra retrouver un père, un oncle, un aïeul – ou simplement, un homme qui a traversé la vie avec dignité. Dans l’ombre d’un père, un pays se dessine.

Renga Veerapen (photo) n’a pas écrit Des temps pour une vie pour embellir l’histoire. Il l’a écrite pour qu’on n’oublie pas. À 87 ans, il n’avait plus à séduire. Il avait à transmettre. Et ce qu’il transmet, dans une langue humblement érudite, c’est l’histoire d’un homme debout, dans une époque faite pour écraser.

Rajoo, son père, est né en 1906, dans un pays qui n’était pas encore à lui. Le pouvoir, les mots, les routes, même les rêves, appartenaient à d’autres. Ce livre, c’est donc la tentative de replacer un homme ordinaire dans un récit national qui ne l’a jamais vraiment nommé. Ce n’est pas seulement une biographie – c’est un acte de réparation.

Charpenté par les misères

À travers une prose rigoureuse et ample, Renga nous raconte Rajoo tel qu’il était : charpenté par les misères, mais jamais effondré. Enfant d’une éducation pauvre, homme d’un pays colonisé, mais esprit autonome. L’auteur refuse le misérabilisme. Il récuse aussi l’idéalisme folklorique. Rajoo n’est pas un symbole : il est une trajectoire, avec ses fautes, ses fuites, ses fulgurances, sa foi, son silence.

Dans l’interview accordée à l’express (son journal de référence; il avait 25 ans quand le premier numéro est sorti en 1963) avant la publication de son premier roman, Renga nous confiait : «Mon père a vécu le XIXe siècle au cœur du XXe .» Cette phrase est la clé. Rajoo n’a pas connu le progrès, il l’a vu passer. Il n’a pas lu les constitutions, il en a subi la logique. Il n’a pas fait l’histoire, il l’a portée sur son dos. Et pourtant, c’est lui – et ceux de sa trempe – qui ont préparé, sans bruit, le terrain pour un autre pays.

Le livre s’enracine dans une volonté de lucidité. Renga ne veut pas adoucir les angles. Il veut donner à lire les fractures : celle du racisme diffus, celle du capitalisme mauricien, celle de l’école qui sélectionne au lieu d’émanciper. Mais il ne s’y enferme pas. Il montre aussi la fraternité dans les quartiers, les amitiés nées sous les ponts de Curepipe, les matins partagés autour d’un satini chaud. Il montre une société en demi-teinte, sans détour, de manière crue, où les capitalistes dominaient tout sur leur passage, et c’est là toute la force de sa plume.

Il écrit comme on veille un feu ancien. Avec respect, mais sans trembler. Et dans ce feu, il jette l’espoir qu’un pays se raconte enfin autrement. Non pas depuis ses palais, mais depuis ses cases.

Untitled design (7).png ■ Complicité manifeste entre l’éditrice et l’auteur, qui tient fermement son premier roman en main.

Untitled design (8).png ■ Jaya Veerapen, ex-dame de fer à la Santé, aujourd’hui Senior Advisor de Navin Ramgoolam, est la cheville ouvrière du premier livre de son époux.

Untitled design (9).png ■ Le Junior Minister Rajen Narsinghen, dont le père était un collègue de Renga Veerapen, a lancé le livre, qu’il a lu en moins de deux jours.


Résumé de l’ouvrage

«Des temps pour une vie» retrace le parcours poignant de Rajoo Veerapen, né en 1906 dans une île Maurice encore coloniale, où les Tamouls étaient assignés à des rôles subalternes et les rêves cloisonnés par la race et la classe. Engagé très jeune comme domestique chez les Blancs à Curepipe, Rajoo endure les humiliations, mais garde une dignité intérieure qui le pousse un jour à se révolter.

Après une violente altercation avec son maître, Rajoo s’enfuit. Il disparaît, devient invisible. C’est cette fuite qui marque sa première renaissance. Caché, recueilli, protégé par une solidarité populaire muette mais tenace, il cherche à refaire sa vie. De Curepipe à Bambous, de Saint-Aubin à Engrais Martial, il explore des marges géographiques qui sont aussi des marges sociales, et y découvre d’autres façons d’exister.

Le tournant vient quand il est embauché par Mamou Deo Surat, entrepreneur respecté. Rajoo entre alors dans un monde où travail rime avec respect, où l’apprentissage est possible. Il découvre l’autonomie, l’épargne, la fierté d’un métier utile. Trois années plus tard, il revient à Curepipe, prêt à se lancer comme chauffeur de taxi, à devenir enfin maître de son destin.

Ce roman, édité par Audrey Harelle, est à la fois un hommage à un père (Rajoo) et une fresque sociale des invisibles de l’histoire mauricienne. À travers la voix d’un fils, c’est toute une époque que l’on redécouvre : celle des débrouillards, des lavandières, des garçons de courses — cette majorité silencieuse qui a bâti le pays sans jamais l’écrire.


Un livre qui creuse la mémoire

Ce livre sent le bois mouillé et le pain chaud. Il a l’odeur des rues de Curepipe après la pluie. Il est grave, mais il ne pleure pas. Il raconte, simplement, comme on raconte le soir au bord du feu, avec cette pudeur qui ne se dément jamais, même quand le cœur saigne. Renga Veerapen n’a pas seulement écrit la vie de son père. Il a réveillé, dans les replis de la mémoire mauricienne, un pan entier de ce peuple et de son histoire politique. Les boys, les madras, les serviteurs de salon, les domestiques qui tournaient les broches sans tourner les pages de l’histoire. Rajoo, c’est l’un d’eux. Mais chez Renga, il devient tous les autres. Il incarne une époque sans lumière, mais pleine d’humanité.

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On retrouve dans la prose de Renga une précision quasi scientifique, sans jamais sacrifier la chaleur du récit. On sent les influences de Pagnol, de Zobel, et, à chaque page, ce besoin d’honorer la parole orale. Rien n’est gratuit. Chaque nom, chaque lieu, chaque mot a son poids. Il ne fait pas de littérature pour briller. Il écrit pour qu’on entende.

Le plus grand mérite de ce livre, c’est son refus du manichéisme. Rajoo n’est ni martyr ni saint. Il est homme. Il se bat, il fuit, il recommence. Il veut protéger sa mère, élever ses sœurs, comprendre un monde qui l’a exclu. Ce qu’il gagne n’est pas spectaculaire, mais essentiel : une autonomie. Une dignité.

«Des temps pour une vie» est un roman comme il en faudrait plus. Il élargit le cœur, il creuse la mémoire. Il devrait être lu à l’école, dans les foyers, sous les varangues. Car il y a là une vérité douceamère que l’on n’entend plus : celle d’un peuple debout, dans le silence, dans l’ombre, mais debout.

620 x 330.png ■ Issa Asgarally et Nita Rughoonundun-Chellapermal ont été les collègues de Renga Veerapen. Le Dr Reuben Veerapen, chef de service de chirurgie thoracique et vasculaire à La Réunion, fils de Renga, a fait un discours de haute facture.

Untitled design (11).png ■ Les frères Palma et Renga Veerapen.

620 x 330 (1).png ■ Retrouvailles entre vieilles connaissances : Nad Sivaramen et les deux Senior Advisors au PMO : Kris Valaydon et Kailash Ruhee.


Dixit

Sur le devoir de mémoire et d’écriture :

«Dans l’écriture de ce livre, je me suis imposé le devoir, le seul, non seulement celui de cerner le caractère de mon père Rajoo mais surtout de le conjuguer comme il se doit en tributaire aux modes de gouvernance de notre pays d’alors.»

Sur la naissance dans la pauvreté et la lutte pour la dignité :

«Mon père est né à Curepipe en 1906, […] pour se faire embaucher immédiatement après comme boy auprès d’une famille blanche et vécut jusqu’à l’âge de soixante-dix ans bien planté dans les milieux populaires.»

Sur la révolte fondatrice :

«En 1925, alors que son employeur s’apprêtait à lui donner des coups, il a fait mieux que se défendre. Il agressa cet employeur au moyen d’une tige d’eucalyptus […] pour le laisser presque sans vie sur le sol.»

Sur la brutalité des conditions sociales :

«L’insalubrité […] n’a fait que croître […] en termes de maladies et épidémies à faire payer au prix fort les humbles […] Le chômage et la malnutrition se présentaient non pas sévères mais plutôt féroces.»

Sur l’héritage de la domination coloniale :

«Les Blancs abusaient comme jamais de leur pouvoir […] La perception par les classes populaires du pouvoir des Blancs, les aïeuls de mon père l’ont transmise à mes grands-parents et à mon père. »

Sur l’espoir né de l’éveil politique :

«En 1948, […] il vivait alors en révolution que les Noirs allaient participer […] aux décisions sur la gouvernance du pays.»

Sur le rêve d’ascension sociale transmis à ses enfants :

«En 1960, […] il comprit en son bonheur particulier que ses enfants ne seraient pas asservis en travailleurs manuels aux gages insultants et punitifs.»

Sur la dignité conquise :

«Il a pu s’acheter en 1967 une maison de classe en quartier huppé. Il pouvait poursuivre sa vie en deux demeures, celle de sa maison et celle de la place des taxis où il était devenu une référence.»

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