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Gouvernance et finance
Couteaux tirés à la Banque centrale
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Gouvernance et finance
Couteaux tirés à la Banque centrale

Un duel d’influence secoue la Banque de Maurice (BoM), remettant en cause la cohésion de son état-major et exposant au grand jour les tensions entre pouvoir exécutif et indépendance institutionnelle. Au cœur de la controverse : les nominations toujours en suspens de Rundheersing (Manou) Bheenick comme président et de Gervais Gua comme CEO de la State Bank of Mauritius (SBM).
Si ces deux nominations ne sont toujours pas entérinées, c’est en raison d’une non-validation au sommet de la Banque centrale, chargée de délivrer les agréments de conformité aux normes de «fit and proper» pour tout dirigeant bancaire. Le différend, devenu à la fois politique et réglementaire, oppose le gouverneur Rama Sithanen et Rajeev Hasnah (First Deputy) à Gérard Sanspeur (Second Deputy) – et, de manière indirecte, selon nos sources, à l’ex-gouverneur Bheenick lui-même, dans une querelle où s’entremêlent considérations juridiques authentiques, mémoire institutionnelle, calculs politiques, ainsi que propos diffamatoires et insultants sur les réseaux sociaux (la majorité visant Sithanen et Hasnah).
Nous n’avons pas pu entendre le gouverneur de la Banque, en déplacement à Londres pour recevoir son titre d’African Governor of the Year, ni obtenir de la cellule de communication de la BoM une déclaration officielle.
Interrogé par l’express sur sa nomination toujours non validée par la Banque centrale, Manou Bheenick répond : «I only hear what you are hearing. Additionally, I have been privileged to read the legal advice tendered by two separate legal chambers, including one emanating from a retired Senior Judge, dating back to a week ago. I can only presume the regulator is reflecting…»
🔴 Nominations suspendues, direction divisée
Dans le cas de Gervais Gua, annoncé comme CEO de la SBM, les réticences sont techniques : absence d’expérience bancaire avérée, profil jugé atypique pour diriger une institution d’importance systémique comme la SBM. Mais pour Manou Bheenick, la question est plus sensible. Ancien gouverneur de la BoM de 2007 à 2014, ancien haut fonctionnaire de l’État et figure respectée à l’international – notamment primé en 2012 comme meilleur banquier central africain –, Bheenick reste une personnalité clivante dans les cercles économiques mauriciens. Son litige en cours avec la Banque centrale, à laquelle il réclame plus de Rs 200 millions après avoir déjà accepté un règlement de Rs 56 millions en 2024 (avant l’avènement du gouvernement Ramgoolam), complique considérablement sa candidature à la présidence de la SBM.
Le gouverneur Sithanen, appuyé par son First Deputy, jugerait cette réclamation incompatible avec la fonction : «Bheenick a pris son gratuity et maintenant il réclame une grasse pension», explique un cadre de la BoM. L’équipe dirigeante estime que Bheenick, en contestant ainsi les termes de son départ, adopte une attitude conflictuelle incompatible avec le niveau d’intégrité requis pour siéger à la tête d’une banque commerciale publique, souligne-t-on dans les coulisses de la Banque centrale.
Par ailleurs, depuis quelques semaines, Gérard Sanspeur – ancien proche des Jugnauth, qui a changé de camp avant les élections pour devenir un critique virulent sur les réseaux sociaux – aujourd’hui Second Deputy Governor, semble s’émanciper de la ligne fixée par le gouverneur et le First Deputy Governor. Selon des sources internes, il aurait récemment été épinglé pour deux manquements jugés graves : d’abord, un dérapage dans les procédures d’appel d’offres de la Banque ; ensuite, un comportement inapproprié envers ses collègues et sa hiérarchie. Les Ressources humaines lui ont d’ailleurs été retirées pour être confiées à Rajeev Hasnah, qui, malgré son manque d’expérience à ce niveau (tout comme Sanspeur), adopte une démarche plus structurée.
Acculé, Sanspeur aurait opéré un virage stratégique en se positionnant désormais comme soutien de la candidature suspendue de Bheenick. Il aurait notamment relayé des avis juridiques favorables à ce dernier – émanant d’un ancien juge et d’un avocat constitutionnaliste – et aurait contesté, devant le personnel, la position du gouverneur Sithanen et celle de Hasnah, estimant que l’action en justice intentée par Bheenick ne saurait constituer un motif valable de disqualification.
Pire encore, selon plusieurs témoignages internes, Sanspeur aurait partagé des informations sensibles à d’autres membres du personnel et insinué qu’il bénéficierait du soutien du Premier ministre (Ramgoolam ayant cité son nom au Parlement à propos de Landscope). Des publications sur les réseaux sociaux ont depuis ciblé Rama Sithanen, le qualifiant d’arrogant et peu enclin à suivre «les consignes de l’exécutif».
Dans le camp Bheenick, on avance deux arguments principaux : l’expérience internationale incontestée de l’ancien gouverneur, et le respect de ses droits fondamentaux. Selon deux avis juridiques confidentiels – l’un rédigé par l’ancien juge Paul Lam Shang Leen, l’autre par Mᵉ Chandrasen Oolaghen –, bloquer sa nomination sur la base d’un litige en cours reviendrait à violer ses droits constitutionnels. Pour Lam Shang Leen, une telle décision constituerait un abus de pouvoir, une illégalité, et un cas manifeste de mauvaise foi. Quant à Mᵉ Oolaghen, il rappelle que ni la Banking Act ni les Guidelines de la BoM n’interdisent explicitement la nomination d’une personne ayant un recours légal contre une autorité publique.
Selon plusieurs observateurs, les tensions entre Sithanen et Bheenick remontent aux années 2005–2010, lorsque le premier était ministre des Finances et le second gouverneur de la Banque centrale. Une rivalité politique ancienne, aujourd’hui ravivée au sein même de l’institution qu’ils ont tour à tour dirigée.
🔴 SBM : vide stratégique prolongé
Pendant ce temps, la SBM reste sans président, sans CEO et sans board complet depuis plus de sept mois. La suspension de l’ex-CEO Premchand Mungur, sur fond de pertes estimées à Rs 15 milliards en prêts douteux, a laissé un vide managérial critique. «C’est irresponsable de laisser cette banque systémique sans gouvernance claire aussi longtemps», dénonce un ancien banquier.
Certains dénoncent également un deux poids, deux mesures : «Comment explique-t-on que des profils sans expérience bancaire ou au passé controversé puissent être nommés sans encombre, alors que la candidature de Bheenick fait l’objet d’un acharnement administratif ?», questionne un observateur du secteur.
Ce conflit met à mal l’indépendance perçue de la Banque centrale, pilier de la stabilité économique. Il interroge aussi la capacité du gouvernement à arbitrer entre ses propres nominés, à garantir l’unité du régulateur, et à protéger les principes de gouvernance contre les règlements de comptes personnels.
«L’avenir de la BoM se joue là, dans sa capacité à se montrer au-dessus de la mêlée politique. Il est rassurant de voir que Sithanen souhaite une résolution, même s’il est pris pour cible sur les réseaux sociaux, tout comme son fils», confie un conseiller du Premier ministre qui suit le dossier de près. Dans un contexte de fragilité monétaire, de montée de l’inflation et de défiance envers les institutions, l’issue de ce bras de fer fera date. Elle dira si la République de Maurice est encore gouvernée par des principes – ou par les ego. Le compromis sage et évident, souligne l’entourage de Sithanen, suggère que Bheenick soit confirmé comme étant «fit and proper» et qu’il retire son procès gourmand contre la Banque centrale...
Chiffres et repères
• Rs 56 M : montant déjà versé à Manou Bheenick à la suite d’un accord avec la Banque centrale en 2024 sous l’ancien régime.
• + Rs 200 M : montant total réclamé par Bheenick, selon son entourage.
• 2007–2014 : mandat de Bheenick comme gouverneur de la Banque de Maurice.
• 2012 : Bheenick désigné «Central Banker of the Year – Africa» par The Banker. 2025 : Sithanen désigné «Central Banker of the Year – Africa».
• 2 fautes graves : reprochées à Gérard Sanspeur selon la direction actuelle de la BoM.
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