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Dans les yeux de Sheila…
Si j’étais fleuriste, j’aurais composé le plus beau bouquet du monde. Pas un bouquet de fête — un bouquet de gratitude. Pour Sheila, ma mère, qui fête bientôt ses 80 ans. Et pour toutes les mères, en ce jour de lumière et de mémoire.
J’ai déjà écrit un article sur mon père, Samba, le 7 décembre 2011. L’article n’a pas été lu par lui, mon père ayant été arraché à la vie et à ses proches dans un terrible accident de voiture, (alors que je vivais à quelque 13 000 km de Maurice), sans qu’on ait pu lui dire au revoir. L’article en question a brûlé avec lui, posé sur la bûche d’incinération. Contre l’avis du prêtre.
Je n’ai pas voulu que le silence me vole, une fois encore, la tendresse à dire. Cette fois, j’ai semé des mots comme on sème des graines avant la pluie — pour qu’ils germent doucement dans les yeux de ma mère, et qu’ils s’éclairent, un à un, comme des lucioles patientes dans le jardin secret de son cœur.
Dans les yeux de Sheila, il y a toujours eu de la lumière. Comme dans la chanson d’Arno. Mais aussi une inquiétude, tenace, pudique, quand il s’agissait de la santé de ses enfants. Une lumière tremblante, comme celle d’une veilleuse dans une chambre d’hôpital, alors qu’on opérait les amygdales.
Sheila a survécu à l’indicible : un accident en décembre 2011, un coma de deux mois, la perte de l’homme de sa vie. Elle n’est plus jamais redevenue la même. Mais elle s’est tenue debout. Droite comme un arc. Khalil Gibran disait : «Vos enfants ne sont pas vos enfants.» C’est vrai. Mais une mère comme Sheila ne se contente pas de mettre au monde. Elle nourrit. Elle façonne. Elle envoie ses flèches, oui, mais elle reste le bois stable. Elle ne m’a pas appris à me taire — elle m’a appris à écrire, et à lire entre les lignes de la vie, à ne pas trop compter sur les autres, de peur d’être déçu. C’est elle qui m’a donné les yeux avec lesquels je regarde mon pays – non comme on regarde une carte, mais comme on scrute une mer fidèle et changeante. Elle m’a offert le silence d’une bibliothèque, profond comme un champ de cannes à l’aube, le tumulte d’une imprimerie battant comme un cœur d’homme libre, et la patience d’un vieux banc d’école, poli par les rêves et les absences.
Mais elle n’avait pas prévu le jour où la presse deviendrait péril. Lundi 25 septembre 2017. Aube. Roches-Brunes. Une vingtaine d’hommes, dont certains cagoulés, enjambent le mur de la maison familiale. Ce sont des policiers, mais ils n’ont pas de mandat. Ils cherchent un journaliste, Nad. Moi. Ils ignorent que je n’habite plus là. Ils crient mon nom comme on traque un criminel. Sheila se réveille en sursaut. Elle voit l’attroupement, se poste à la porte, dit calmement : «Partez. J’appelle la police.» Et là, une voix cinglante : «Nous-mêmes, la police, madame.»
Cette scène, Sheila ne me l’a jamais vraiment racontée. Je l’ai apprise plus tard. C’est elle, pourtant, qui a eu la plus grande peur. Pas moi. Elle, la mère d’un “fugitif”, selon l’inspecteur Coothen, qui braillait sur toutes les radios qu’on devait se rendre, mes deux collègues et moi parce qu’on avait comploté pour faire tomber un ministre de la Justice. Sheila n’a pas été brisée. Elle a encaissé. En silence. Elle n’a pas pleuré. Ou alors loin de nous.
Aujourd’hui, je veux dire : je sais. Je me souviens. Je te dois tout. Ma voix, mon encre, mes refus. Mon entêtement. Mon besoin d’écrire. Tu m’as appris à parler juste, à relire entre les lignes, à marcher sur la corde raide sans jamais perdre l’équilibre — surtout quand j’en donne l’air.
Tu m’as transmis, maman, le goût des mots comme on transmet une recette rare, une prière, un feu sacré. Un verre de whisky aussi, comme recommandé par le bon Dr Modun, quand tu es sortie du coma. Et quand je me perds dans les grands vents, c’est ton regard que je cherche, comme une étoile dans la tempête, un phare dans la nuit, au milieu des champs de cannes, loin là-bas…
Dans les yeux de Sheila, il y a de la lumière. Mais aussi une force. Une foi. Une sorte de justice invisible. Une bonté qui ne négocie pas. Une maternité tissée de courage.
Ce texte n’est pas un adieu. C’est un merci vivant. Parce qu’il ne faut pas attendre le silence pour honorer les voix. Parce qu’aujourd’hui, je veux que tous les lecteurs qui me lisent sachent ce que je n’ai jamais su te dire : Je t’aime, maman. Et c’est grâce à toi que j’écris encore.
Ton fils,
Nad
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