Publicité
Et si l’économie servait enfin l’humain…
Par
Partager cet article
Et si l’économie servait enfin l’humain…
«The evil that men do lives on after them…» disait Shakespeare, dans un souffle d’éternité tragique. Le mal qu’on fait, même sans y penser, trouve toujours un chemin pour revenir – dans le silence d’un peuple qui se souvient à voix basse, par exemple, d’un refrain de mai 1975.
Car le passé, même enfoui sous les monuments, saigne encore. Ce n’est pas justice que de faire porter aux enfants les fautes des parents, non. Mais c’est vérité humaine que de reconnaître que les blessures anciennes coulent toujours dans les veines du présent.
Le monde aujourd’hui – ce monde fiévreux, embourbé dans ses haines recyclées – ne sait plus regarder devant. Il marche à reculons, les yeux rivés aux croix des siècles passés. On ressuscite des croisades pour justifier la barbarie, on invoque des colonnes effondrées pour prêcher la vengeance. Tout semble se répéter. Comme si l’histoire, fatiguée, tournait en boucle dans un théâtre sans fin.
À Maurice, île de tant de métissages, l’esprit n’est pas plus libéré qu’un besoin de recensement ethnique. Nous, enfants d’un archipel d’ombres, vivons encore avec la mémoire des fondateurs. Certains en font une noblesse héréditaire, d’autres, une raison de brûler les livres. La fondation française de 1722 n’est ni crime ni grâce – elle est. Et ce qui fut construit au nom d’une monarchie ou d’un empire vit toujours dans nos usages, nos lois, nos fêtes, nos noms.
Mais voilà que les héritages deviennent des armes. Le colon est mort, mais l’idée du colon vit. L’Indien, le Créole, le Chinois, le Blanc : autant d’étiquettes qu’on pose sur les visages comme des tampons coloniaux. Et quand il s’agit de partager, les vieilles rancunes resur- gissent, sous des habits neufs: démocratisation, méritocratie, réparations, refonte de la Constitution, 2e Répu- blique, réformes sociales tous azimuts.
Nous avons des langues pleines de discours, mais des cœurs fermés comme des portes de tribunal. Et pendant ce temps, le monde avance – sans nous. Le Mauricien n’a pas encore appris à se voir sans ses chaînes, à aimer sans se comparer, à décrocher un emploi sans un piston politique. Il marche encore en Mauripithecus, tête baissée, cerveau empoisonné de soupçons. Chaque geste d’un pays ami est lu avec méfiance. Derrière l’investissement, le complot ; derrière l’aide, la dette morale. À force de tout soupçonner, on ne voit plus rien venir.
Le siècle est rapide, mais nous, nous traînons des pieds. Nous avons peur d’aimer notre pays pleinement, peur de nous perdre si nous cessons de haïr ceux qui l’ont autrefois possédé. Il faudra peut-être encore mille ans pour que nos enfants comprennent que pardonner ne veut pas dire oublier. Et qu’aimer son pays, c’est l’offrir, sans rancune, aux vivants d’aujourd’hui.
******
Il est des disciplines humaines qui, à force de se dire exactes, finissent par se perdre dans l’abstrait. L’économie, cette science prétendue, en est peut-être l’exemple le plus accompli. Elle parle chiffres mais ne guérit rien. Elle prédit mais n’avertit pas. Elle explique le monde sans jamais le comprendre.
Nous vivons dans une époque où l’on accorde aux économistes la même révérence qu’autrefois aux astrologues de cour. Ils tracent des modèles comme on lançait jadis des osselets, ils ajustent leurs équations comme des prêtres corrigeaient les horoscopes : pour que cela «colle». Et tant pis si la vie, elle, ne colle pas.
Le modèle, toujours le modèle. Une carte sans territoire. Un alphabet froid pour une réalité brûlante. On a vu jadis les épicycles de Ptolémée expliquer des cieux qui tournaient à l’envers. Aujourd’hui, ce sont les taux d’intérêt, les cibles d’inflation, les courbes de Laffer et les lois de l’offre et de la demande qui nous font croire que tout tourne rond. Mais ce que l’économie moderne maquille de science, ce n’est rien d’autre qu’un système d’opinions : un théâtre d’ombres où le capital danse dans la lumière, pendant que le travail s’épuise dans les coulisses.
On évoque les grands noms : Adam Smith, Bastiat, Nassau Senior. On cite leurs aphorismes comme des commandements : l’homme cherche toujours son intérêt, les pauvres consomment comme les riches, en plus petit. Mais qui a vu cela ? À quelle heure, sur quelle terre ? Est-ce que ces penseurs ont jamais observé une infirmière, une mère seule, un travailleur étranger sans eau dans un dortoir ? Ces maximes sont des reflets : ce que les économistes croient de l’humain, c’est ce qu’ils verraient dans un miroir. Les cupides croient en la cupidité universelle. Les indifférents en la froide rationalité de tous. C’est là leur erreur originelle. Ils ont pris leur propre ombre pour l’humanité.
Et ceux qui défendent ce système ne sont pas naïfs. Ils ne sont pas «déconnectés». Ils ne sont pas fous. Non, ils sont pires : ils sont, comme le dit un psychologue de Yale, peut-être simplement mauvais. Ils opèrent dans une autre morale. Une morale où accumuler vaut mieux qu’éclairer, où prédire vaut plus que comprendre.
Freud a eu ses disciples aveugles, Gall ses bosses de crâne, les astrologues leurs constellations. L’économie d’aujourd’hui leur ressemble. Elle fonctionne par dogmes, par mythes travestis en théorie, par modèles qu’on n’ose plus contester. Et si l’expérience les contredit, on accuse les faits, jamais le dogme.
Ce n’est pas la première fois que l’humanité s’égare derrière un savoir de pacotille. Mais ici, l’erreur est dangereuse parce qu’elle gouverne. Elle dicte les salaires, les prix, les sacrifices et les licenciements et recrutements politiciens. Elle détermine qui mangera à sa faim et qui dormira dehors, qui sera accueilli à l’hôtel avec des billets factices et qui ira aux Casernes centrales répondre aux policiers qui écoutent les ordres d’en haut. Elle sculpte nos sociétés comme un tailleur ivre, persuadé de sa divine mission.
Le capitalisme d’aujourd’hui ressemble à un féodalisme repeint. Les maîtres vivent dans les tours, les autres rament dans l’ombre. Et les économistes, comme les scribes d’autrefois, justifient ce monde en expliquant que tout est normal. Non, tout n’est pas normal. Et tout ne sera jamais juste si ceux qui parlent au nom du savoir ne savent même plus regarder.
Le vrai savoir commence là où finit l’arrogance. L’économie, si elle veut redevenir humaine, devra descendre de sa chaire, remettre ses équations à plat, et écouter – non les marchés, mais les hommes et les femmes. Elle devra admettre ce que les poètes savent mieux qu’elle : que la vie ne se mesure ni en PIB ni en inflation, mais en justice, en tendresse, et en dignité.
******
La roupie tangue, le dollar flambe, mais la Banque de Maurice semble vouloir rester muette. Depuis novembre, à peine 50 millions USD injectés. Le marché des changes s’étouffe, les importateurs rationnent, les ménages thésaurisent. Et la BoM continue d’agiter ses 8,7 milliards USD de réserves, sans dire combien sont réellement disponibles.
Résultat : la confiance s’effondre. Le problème n’est plus monétaire, il est institutionnel. Une Banque centrale sans cap, sans communication et sans straté- gie ne rassure personne. Pire : elle devient elle-même un facteur de risque.
Six mois après l’arrivée d’une nouvelle direction, toujours aucun signal fort. Aucune doctrine lisible. Le flottement n’est pas que celui de la roupie, c’est celui du leadership monétaire.
Il est urgent d’agir : clarifier la politique de change, publier les données de réserves, utiliser des outils d’intervention modernes, et surtout, dialoguer avec les opérateurs. Une Banque centrale ne peut gouverner par le silence.
L’économie, ce n’est pas un jeu d’équations. C’est un art de gouverner avec lucidité, responsabilité… et humanité. Si la BoM ne retrouve pas rapidement sa voix, elle perdra bien plus qu’un point de change : elle perdra la confiance d’un pays.
Un haut responsable de la BoM a tenu à réagir à notre article d’hier publié sur la «crise des devises» à Maurice, estimant que «les faits et les chiffres racontent une autre histoire». «Il est injuste de s’attendre à ce que la BoM règle en six mois des problèmes structurels qui minent le pays depuis plus de cinq ans», déclare notre source, rappelant les progrès réalisés : hausse du taux directeur de 50 points de base pour réduire l’écart avec les taux américains, amélioration de la courbe des rendements et augmentation des entrées de devises. «Nous avons intensifié notre communication stratégique avec les banques, supprimé les distorsions du marché, restreint les activités des courtiers non agréés et imposé la conversion locale pour les paiements de l’IRS.» L’arbitrage réglementaire entre la BoM et la FSC a aussi été éliminé.
Trois résultats majeurs sont mis en avant par les sources proches de la BoM : une inflation réduite à 2,8 % (mars 2025), une stabilité relative de la roupie (+1,8 % pondérée par les échanges), et une nette amélioration des flux de devises, avec plus de 300 millions USD reçus depuis janvier. «Nous observons le marché. Il n’est pas nécessaire d’intervenir pour l’instant, mais nous le ferons si besoin», précise-t-on, ajoutant que même des institutions comme le CEB et la STC ont pu acheter des devises sans recourir à des swaps, une première depuis des mois.
Tout en reconnaissant que «le chemin reste long», la BoM admet qu’elle ne peut à elle seule résoudre un déficit commercial massif, un déficit budgétaire élevé et une dette publique croissante. À bon entendeur…
Publicité
Publicité
Les plus récents




