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Humour sous surveillance
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Humour sous surveillance

Il paraît que l’humour est une arme. Mais à Maurice, comme ailleurs, certains préfèrent le considérer comme un crime. La dernière polémique en date – celle qui oppose Roshi Bhadain à la Mauritius Broadcasting Corporation (MBC) – n’est pas une simple querelle de plateaux. C’est une leçon, presque un cas d’école : peut-on tout dire sous couvert de l’humour ? Et surtout, à qui revient le droit de faire rire… et de faire mal ?
La scène est connue. Une émission coproduite par la MBC et PopTV. Un format léger, corrosif. Ce Soir Avec Vince. Un invité politique, Roshi Bhadain, ex-ministre au verbe tranchant. Une séquence enregistrée dans les studios de la télévision nationale… mais censurée à la dernière minute. Trop risqué, dit-on. Trop politique. Trop libre.
Bhadain, n’ayant pas pour habitude de se laisser bâillonner, republie l’épisode sur sa page – comme Duvergé d’ailleurs. Résultat : plusieurs centaines de milliers de vues, une indignation virale et une MBC prise dans le tourbillon d’un débat dont elle aurait préféré se tenir éloignée.
Ce qui se joue là dépasse nos frontières. Aux États-Unis, Stephen Colbert, figure majeure du Late Show, vient d’apprendre que son émission sera supprimée par CBS en mai 2026. Officiellement, pour raisons financières. Officieusement, pour avoir qualifié un versement de Paramount à Donald Trump de «gros pot-de-vin». Là-bas aussi, on invoque la ligne rouge, l’équilibre, le devoir de réserve. Mais en réalité, on censure.
En France, Thierry Ardisson, disparu la semaine dernière, laisse un héritage à la fois trouble et brillant. L’homme en noir savait mettre ses invités mal à l’aise, sans distinction de bord politique. Ni bras armé ni amuseur docile. Il incarnait ce que le service public ne sera peutêtre jamais : libre et impertinent à la fois.
L’humour est une boussole morale. À condition qu’il pointe dans toutes les directions.
Car c’est là où le bât blesse. Lorsque l’ironie ne frappe que dans un sens, lorsqu’elle sert à régler des comptes, lorsqu’elle devient un monologue déguisé, elle perd sa valeur démocratique pour devenir un outil de domination. C’est là que la MBC tente de faire la distinction. Alain Gordon-Gentil, son DG, l’assume : il a visionné l’épisode, perçu des risques juridiques et tranché. Son argument ? Responsabilité éditoriale. Pas de censure, selon lui. Juste de la prudence.
Prétexte, selon Bhadain : de la censure pure et simple… Chacun est libre de son interprétation, d’autant que deux membres du gouvernement sont passés sur le même plateau, sans aucune censure.
Mais peut-on faire de l’humour politique sans prendre le risque de déranger ? L’histoire de la satire nous dit le contraire. Desproges, Coluche, Lenny Bruce, Charlie Hebdo, Dieudonné : tous ont été poursuivis, censurés, menacés – parfois jusqu’à la mort – pour avoir mis le doigt là où ça gratte.
La question n’est pas : «Pouvons-nous tout dire ?» Elle est : «Pouvons-nous encore rire de nous-mêmes sans tomber dans l’autocensure molle ou la propagande virale ?»
La MBC, à juste titre, veut montrer qu’elle a changé. Que l’époque des JT cadenassés et des opposants invisibles est derrière nous. Alain Gordon-Gentil évoque la présence de Jack Bizlall, de LALIT, de Pravind Jugnauth lui-même. Il parle d’équilibre. De nouvelle ère. Dont acte.
Mais alors, pourquoi l’émission avec Shakeel Mohamed est-elle diffusée… et pas celle avec Bhadain ? Pourquoi certains sketchs passent-ils et d’autres trépassent-ils ?
Si l’humour est permis pour les alliés mais jugé propagandiste chez les critiques, ce n’est plus du journalisme : c’est un filtre idéologique à géométrie variable.
Ce n’est pas parce qu’un propos amuse qu’il est innocent. Mais ce n’est pas non plus parce qu’il gêne qu’il est subversif. La démocratie, c’est accepter le contre-champ. Laisser passer la lumière, même quand elle expose nos rides. Et surtout, permettre à chacun de se moquer – y compris de soi.
La satire ne doit pas être polie. Elle doit être juste. Et pour cela, elle doit pouvoir égratigner tous les egos, sans distinction. Le problème n’est pas qu’on ait ri de la redevance télé ou des ministères et conseillers virtuels, payés pour ne rien faire. Le problème, c’est qu’on ait choisi qui avait le droit d’en rire et qui ne l’avait pas.
À ceux qui nous disent que le public ne comprend pas l’ironie, rappelons que le public a cliqué. Visionné. Partagé. C’est lui qui, au final, décide si c’est drôle, utile, choquant ou salutaire. La MBC a le devoir de cadrer – pas de museler.
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Rire, c’est vivre. Et dans une société de plus en plus crispée, où l’indignation se répand plus vite que l’analyse, le rire structuré, le sarcasme intelligent, l’irrévérence maîtrisée sont des biens précieux. Mais attention : ce n’est pas parce que c’est drôle que c’est juste. Et ce n’est pas parce que ça dérange que c’est censurable.
Alors non, on ne peut pas tout dire. Mais on peut beaucoup dire – à condition d’avoir le courage de l’assumer pour tous et non pour quelques-uns.
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