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La danse d’Etienne

25 août 2019, 09:06

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Les passions sont déchaînées. On ne parle que de ça. Les factures de l’hôtel Labourdonnais avec la signature de Sinatambou, payées par le contribuable, sont scrutées, analysées, commentées, moquées, insultées. 

Comble de malheur, ces huit factures révélées par l’express ont été publiées dans la semaine où deux journalistes, la rédactrice en chef de Sunday Times, et la satirique Anju Ramgulam ont été convoquées aux Casernes centrales à la suite d’une plainte du même Sinatambou ayant trait à des articles au sujet de la facture d’un dîner dans un autre hôtel. «Li manzé, nou payé, zournalis al CCID?» écrit un Facebooker. 

Comble de malheur (encore un malheur !) c’est ce même Sinatambou qui, en janvier 2018, avait estimé que les réfugiés climatiques ne devraient avoir droit qu’à des «biskwi Marie» et «une bouteille d’eau» alors que lui a mangé de la langouste, du jarret d’agneau, des Saint-Jacques, des moules, du foie gras, tout en buvant, du Sex on the Beach, du gin Hendricks, du Bloody Mary, du mojito aux frais de l’État. La frénésie sur les réseaux sociaux est bouillonnante. On nage dans le climax d’un film de Louis de Funès, où on ne sait plus ce qui nous fait rire ou angoisser : l’intrigue ou le comique ? Un orage s’abat sur Sinatambou ! Facebook est en feu ! Pourtant, le pauvre (au sens figuré bien sûr), s’est expliqué dans le même article qui révèle ces factures. Pourquoi diable personne ne veut l’entendre ? 

Pourquoi, ça ne suffit pas qu’il dise que «ces factures ont été validées par l’Accounting Officer» ? Pourtant c’est clair. Ce qu’il veut dire par là, c’est que si un haut fonctionnaire a estimé que ces dépenses devaient être couvertes par le ministère, c’est que ces dîners, déjeuners, goûters, cocktails, étaient des séances de travail, des rencontres professionnelles, bref, que c’était «dans le cadre de ses activités de ministre». Mais le public ne veut rien entendre… Pourquoi ? 

Ce qu’Etienne et ses hauts fonctionnaires n’ont pas compris, c’est que le regard de la société, et du citoyen lambda sur ses politiciens et ses hauts fonctionnaires ont connu un «paradigm shift». Il n’y a pas d’équivalent français à cette expression, mais en somme, c’est un changement fondamental des notions et acquis de base sur un sujet précis. Le citoyen aujourd’hui est à la recherche d’un dirigeant «who would go the extra mile to beat the law at Good Governance and Management of Public Funds» et non pas d’un dirigeant-traser, qui trouverait toutes les avenues légales possibles pour légitimer de tels repas dans de tels hôtels. 

On attend d’un ministre de l’Environnement, un vrai, digne de ce nom – ni Etienne, ni aucun autre ministre n’a compris (ou ne veut comprendre) cette nouvelle exigence – que même s’il dîne au Labourdonnais avec William Nordhaus (économiste récompensé d’un prix Nobel en 2018 pour ses travaux intégrant le changement climatique dans les analyses économiques de long terme) que le ministre paie de sa poche ! Ah bon ? Je vois déjà les mâchoires des ministres s’ouvrir et les visages hagards et bouche bée ! Oui messieurs, mesdames. C’est la nouvelle exigence. 

C’est si difficile ? Votre salaire est de Rs 300 000 au moins ! C’est si difficile de payer pour un dîner «professionnel» de Rs 6 000 ? Peut-être qu’à ce moment-là, il n’y aurait pas de langoustes au menu. Sinon il a toujours l’option de tenir la rencontre à votre bureau avec un bon thé chaud et un «gato pima kram-kram» (ce qui est loin d’être désagréable) ! On sait, on sait. La loi vous donne ce droit de «dîner, déjeuner ou goûter, professionnellement dans un palace, et de demander que ce soit nous les contribuables qui payons»

Très bien, puisque c’est comme ça, peut-on savoir avec qui vous avez dîné ? Qui a «professionnellement» bu six gins Hendricks au soir de ce samedi 13 octobre ? Qui a «professionnellement» bu un Bloody Mary un samedi ? 

Car c’est l’autre pendant de ce paradigm shift qui passe au-dessus de la tête de nos politiciens. La vénération du ministre qui lui donnait droit au bénéfice systématique du doute dans l’opinion publique n’est plus. Qu’Etienne dise «c’était professionnel», même si c’est plausible et probable ne suffit pas, ne suffit plus. Nous avons été témoins de tellement d’abus sous tous les gouvernements, qu’aujourd’hui nous ne voulons plus croire ; nous voulons voir. Parce que le citoyen a aujourd’hui Internet chez lui. Il n’est peut-être pas lauréat, détenteur de multiples licences et maîtrises académiques, mais en un clic il a vu que l’article 2 (10) du volume 1 du Financial Management Kit des fonctionnaires expliquant les Duties and Responsibilities in Management of Public Finance stipule que l’Accounting Officer doit s’assurer que tout «expenditure is incurred economically, efficiently, and effectively». 

Les langoustes étaient-elles des dépenses économiques et efficaces M. l’Accounting Officer ? Pouvez-vous nous le prouver s’il vous plaît ? Si le ministre et son Accounting Officer commencent à répondre avec des preuves documentées en précisant à chaque fois (i) qui a mangé (ii) pourquoi doit-on considérer que c’était professionnel, (iii) pourquoi la rencontre ne s’est pas faite ailleurs et à moindre coût (au bureau du ministre par exemple), peut-être qu’alors ils commenceraient à avoir raison. 

D’ici-là, la route est longue et difficile pour Etienne Sinatambou. Demandez à François de Rugy, ministre de l’Environnement aussi, qui s’est également retrouvé au coeur d’un scandale de dîners fastueux et professionnels (en France, la 6e économie mondiale). Sauf que lui, il a démissionné. 

D’ici-là, d’autres fonctionnaires vont continuer à faire fuiter d’autres documents du dossier «Office incidentals and expenses» du ministère de l’Environnement qui a déjà tant révélé jusqu’ici. C’est le dernier élément du paradigm shift qui échappe aux dirigeants de ce pays : ils sont surveillés de partout. Tout finit par se savoir. Il y a toujours – toujours – un petit malin animé par une mauvaise humeur due à une mauvaise journée, un petit incident hiérarchique, ou plus profondément une victime d’injustice, d’inégalité sociale ou professionnelle, voire même tout simplement un fonctionnaire ahuri par ce qu’il estime être des abus et du vol qui va finir par photocopier les factures et les envoyer aux salles de rédaction. 

Que voulez-vous ? Ce sont bien ces mêmes politiciens qui chantaient et scandaient «transparence» durant la campagne de 2014, n’est-ce pas ? Et bien dansez maintenant !