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Haro sur notre pensée débilitante
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Haro sur notre pensée débilitante
Il y a une vingtaine d’années, inspiré par le stimulant «Les Asiatiques peuvent-ils penser ?» de l’ancien diplomate Kishore Mabhubani, je me suis aventuré à écrire «Les Mauriciens peuvent-ils penser ?» Comme prévu, ce texte a agité les milieux conservateurs. N’empêche, «Le monde s’est-il crétinisé ?» serait une observation plus juste. Bien que nous soyons loin d’être égaux face à cette tare à travers le monde.
L’étendue de la paresse intellectuelle, de la vision étriquée et du cloisonnement de la pensée (appelons ce phénomène Syndrome de la Crétinisation, SC) est tributaire de l’environnement qui façonne notre pensée. La plupart d’entre nous ont été influencés par un système éducatif célébrant l’apprentissage par coeur et par l’éthos politique, commercial, intellectuel et familial, en plus d’une culture de soumission, probablement un héritage de la colonisation.
Il serait erroné d’attribuer l’origine du SC aux seules années 80. En revanche, selon toute vraisemblance, il a été propulsé à partir de cette époque, autant que la course effrénée (à la réussite/ au pouvoir) et l’addiction au pena letan (prétexte du surmenage). Conjointement à la tendance des médias à l'immédiateté, cette époque a aussi contribué à l'assaut sur le recul, les nuances et les variables tout en inculquant une sagesse populaire pas toujours sage et une crédulité aiguë. Dans ces circonstances, aucun talent exceptionnel n’est requis pour manipuler le peuple. Les statistiques sur-lissées, les slogans creux et la répétition suffisent. Pourquoi alors prendre la peine de mettre en oeuvre un apprentissage plus expérientiel pour améliorer le capital humain et former des citoyens plus exigeants ?
Au quotidien, le SC se traduit par une déconnexion anesthésiante du monde réel. À court terme, cela peut créer une illusion de progression et même de succès. La frustration et potentiellement l’échec finissent par jaillir pour la grande majorité de non-adhérents au «club», et un sentiment de mépris gagne les initiés (tandis que les non-adhérents cyniques s›affairent à rejoindre coûte que coûte le ‘club’). Dans ce contexte, l’ouvrage «Système 1, Système 2 : les deux vitesses de la pensée» du chercheur Daniel Kahneman devrait être une lecture obligée pour ceux qui occupent un poste de direction, et idéalement pour tout le monde.
Quoi qu’il en soit, ce message doit circuler: le SC est constitué de biais cognitifs qui se nourrissent de simplismes. Résultat : nous évoluons en tant que créatures plus intuitives que rationnelles. Seul un échange optimal et perpétuel entre l’intuitif et le rationnel peut conduire à une décision intelligente. Notre compétence à collecter et filtrer des informations à l’intérieur et de l’extérieur, à les adapter au contexte et à les appliquer est primordiale. Nous ignorons cette sagesse à nos risques et périls.
Il n’est pas surprenant que la théorie de la pensée complexe de Edgar Morin provienne d’un pays empreint de dévouement populaire à la pontification d’«une élite si disposée à laisser les belles phrases l’emporter sur la pensée profonde», comme le souligne le penseur économique Paul Krugman. La langue anglaise, cette langue qui connecte les savoirs et les cultures à travers le monde, continue de s’effacer (une exception bien mauricienne) alors que les chaînes satellitaires franco-françaises continuent de conquérir les écrans et les esprits. Ce nombrilisme colonise lentement mais sûrement notre âme et notre esprit autrefois cosmopolites.
À partir de là, il ne faut pas grand-chose pour basculer dans la nonpertinence. La spécialisation et même la surspécialisation ont entamé notre perspective de la réalité, et avec, notre jugement dans la prise de décision. L’approche systémique ne doit pas être un (autre) privilège. Aucun «expert» n’a eu sa réputation ternie autant que le psychologue (certains se sont d’ailleurs reconvertis en «coach»), l'universitaire (à ne pas confondre avec l’érudit) et l'économiste. En vérité, nous sommes tous atteints. Même l›ingénieur et l›entrepreneur, où le réalisme est censé primer.
Ce qui suit va surprendre la plupart d’entre vous. La famille Nobel n’a jamais voulu attribuer un prix Nobel d’économie. À partir de 1968, la banque centrale suédoise, Sveriges Riksbank, a commencé à patronner un prix en économie. C’est pourquoi il s’appelle le Prix Sveriges Riksbank en sciences économiques en mémoire d’Alfred Nobel même si ce prix est décerné parmi les véritables prix Nobel.
De plus, en 1974 après avoir reçu le prix et dans un discours lumineux intitulé «La prétention de la connaissance», Friedrich von Hayek, sans doute l’un des esprits les plus vifs de tous les temps, même si beaucoup de ceux qui revendiquent son influence portent la marque des victimes du DDS, nous mettait en garde : «... [les économistes] ont fait un gâchis... et cette concentration presque exclusive sur les phénomènes de surface mesurables quantitativement a produit une politique qui a empiré les choses...» Avant d’ajouter «si j’avais été consulté pour établir un prix Nobel d’économie, j’aurais déconseillé ce fait. Il n’y a aucune raison pour qu’un homme qui a apporté une contribution particulière à la science économique soit omnicompétent sur tous les problèmes de la société – comme la presse a tendance à le traiter jusqu’à ce qu’il finisse par y croire». Tout autre commentaire serait superflu.
Notre notion nocive du développement nous a conduits à l’impasse actuelle. Nous devrons mieux réfléchir à comment minimiser l’impact du Syndrome de la Crétinisation et de la sacralisation des héros (plus souvent des charlatans) sur notre existence. L’infantilisation comme programme, au lieu de l’autonomisation et la responsabilisation des citoyens autour d’une vision clairement énoncée, est sans doute le «contrat social» le plus juteux pour consolider une ploutocratie. Méditons sur l’histoire de la grenouille qui continue de s'adapter à la hausse constante de la température de l’eau sans même se rendre compte de son sort tragique.
(Voir www.tchombo.blogspot.com)
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