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Torture policière : Quelque chose entre «Orange mécanique» et Freud

4 juin 2022, 09:18

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«Il est nécessaire que l’homme puisse choisir entre le bien et le mal, même s’il choisit le mal. Le priver de ce choix revient à le priver de son humanité, à le transformer en orange mécanique.»

Stanley Kubrick, cinéaste

Un policier qui joue au carrom avec la langue, un autre qui enfourche une moto imaginaire à califourchon derrière un suspect, un autre, plutôt «mélomaniaque», qui oblige des suspects à entonner l’hymne national ou à réciter un chant religieux ; cet autre qui agresse un homme ivre, sans défense ; ou ce groupe qui danse autour d’un suspect sous un effet stroboscopique ; un sergent qui s’assoit de tout son poids sur un jeune voleur de mangues ; un constable qui marche sur un interpellé ; quatre hommes qui regardent avec sadisme un homme nu qui se penche ; et eux, ils se déhanchent.

Ces flics sont malades et devraient tous être internés.

Les clips perturbants des policiers-bourreaux peuvent, s’ils ne sont pas contenus et maîtrisés, allumer le feu communal et enflammer plusieurs régions du pays. Les jeux de scène et scripts sont de nature séditieuse. Il ne faut ni sous-estimer leur perniciosité, ni minimiser le fait brutal que les nerfs sont à vif depuis plusieurs semaines déjà, à cause de la vie chère devenue amère.

La cruauté de ces hommes qui sont censés protéger des droits humains mais qui les violent allègrement dépasse les limites du permissible et de l’acceptable. Réagissant sur le tard, le Premier ministre et ministre de l’Intérieur ainsi que le commissaire de police nous donnent hélas l’impression qu’ils n’ont pas vraiment réalisé qu’ils sont assis sur une véritable bombe et qu’il leur faut donc la désamorcer avec des sanctions exemplaires et immédiates ; et pas avec des discours creux, ou ayant le cul entre deux chaises, incapables de séparer les bons grains (il y en a) de l’ivraie quasi-généralisée.

Doivent pourtant être mis hors circuit, tous ceux qui étaient au courant de ces vidéos depuis 2020 ; ceux qui ont filmé ces clips, ou qui figurent dans ces clips ; ceux qui ont reçu ou donné la clé USB contenant ces vidéos, ceux qui n’ont rien fait pour mettre fin à la cruauté manifeste des Central Investigation Divisions (CID) – le temps qu’on mesure l’étendue de la torture policière et le nombre de tasers et autres instruments de torture dans les tiroirs des obscures officines des CID et de l’ADSU.

En attendant, il faut clouer le bec au démagogue Shiva Coothen, en l’envoyant à la SSU ou à Agalega ; et interroger Rama Valayden et l’ancien CP Khemraj Servansingh. Il faut comprendre pourquoi ces vidéos ont été filmées et pourquoi elles n’ont pas fait surface avant ; et pourquoi subitement, depuis une dizaine de jours, elles sont distribuées en boucle. À qui profitent ces crimes ? Et pourquoi pour les contrer, le gouvernement s’entoure-t-il de lobbies sectaires au lieu de défenseurs des droits humains ?

Parce que les nerfs étaient déjà à vif face à l’inflation des prix des produits alimentaires, pharmaceutiques et pétroliers, parce que les clips se partagent plus vite qu’une traînée de poudre, et parce que le Budget du pays se finalise laborieusement dans un contexte où les caisses sont vides, après une contraction inédite de notre économie (-15,2 % en 2020 par rapport à 2019), il faut des mesures anti-incendie exceptionnelles. Les dégâts psychologiques que ces clips provoquent tant au niveau de la police qu’à celui du grand public sont incalculables.

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La torture redevient publique avec les clips perturbants, qui renvoient à une époque qu’on croyait (fallacieusement) révolue au moment où les enseignants du primaire ont dû ramasser leur rotin bazar ou autre bois malicieux, que beaucoup de parents d’hier toléraient, voire encourageaient - «pa per pu koriz li dan léson, lakaz li pa ekoute».

Hormis leur dimension illégale et inhumaine, les vidéos des policiers et de leurs victimes, captured par des policiers pour des policiers, nous replongent dans un univers proche de Stanley Kubrick dans Orange mécanique. Un monde où la violence devient un jeu. Les scènes sont choquantes, perturbantes mais la forme qu’utilisent les auteurs des clips pour les traduire est légère. Ce qui crée un décalage entre la forme et le contenu. C’est ce qui dérange le plus sans doute.

L’usage de la force pour arracher des aveux renvoie aussi aux régimes totalitaires. Dans l’imaginaire collectif, les tortionnaires locaux sont devenus des ambassadeurs du sadisme, un peu comme l’ont été les agents du nazisme, les suppôts de Staline et les Khmers rouges de Pol Pot, qui devancent les hommes de main des dictateurs sud-américains et les Tontons Macoute.

Comme dans l’antiquité, la torture devient pour des esprits pervers un divertissement populaire. Dans la Grèce antique, d’où découle une bonne partie de notre ethos démocratique, la cité condamne celui qui menace son autorité. En France, en 1610, les esprits ont été marqués à jamais par le légendaire supplice de Ravaillac, meurtrier d’Henri IV, qui teste tout (plomb fondu, huile bouillante, etc.), avant d’être écartelé, punition réservée aux crimes de lèse-majesté. «S’il permet d’intimider les foules, le spectacle de la torture sert surtout à rappeler la puissance du prince.»

Au XXe siècle, le cours de la torture découle de la «banalité du mal», selon Hannah Arendt. Croisades, Inquisition, guerres de religion, esclavage, colonialisme, les méthodes d’interrogatoire à Guantanamo, maintenant les tasers et les bourreaux mauriciens…

Le supplice ou la torture traverse les océans et les siècles. Et si la torture a été pratiquée dans la plupart des civilisations à toutes les époques de l’histoire, elle est devenue illégale depuis la Déclaration universelle des droits de l’homme, adoptée le 10 décembre 1948…

Tandis que le monde regarde nos clips perturbants, et questionnent notre inhumanité, on ne doit plus rester tranquilles et attendre… le prochain clip. Le génie de Kubrick, c’est précisément de faire reflechir aussi. Orange Mécanique est avant tout une satire terrible des dérives du gouvernement, quasi-totalitaire, ainsi que de l’anéantissement du libre-arbitre. Nos clips ne relèvent pas de la fiction mais montrent les mêmes travers ! On y retrouve la même démarche que Nietzsche : la société est malade d’une culture qui n’est plus fondée sur un système de valeurs efficace, d’où ce surgissement de pulsions les plus primaires : éros et thanatos, décrites par Freud.