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Du journaliste au «journanalyste»* (2e partie)

10 novembre 2010, 07:06

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Pour répondre aux besoins de la presse mauricienne, pour combler les lacunes identifiées, des «formations» à la petite semaine, dispensées dans des conditions improvisées, ne feront plus l’affaire. Voilà pourquoi seule l’université peut se donner cette ambition en étroite collaboration avec la profession. Cette école pourrait avoir une vocation régionale. Les mêmes besoins existent dans les autres îles de la région. Il est possible d’imaginer la mobilisation de moyens financiers auprès des bailleurs de fonds étrangers, notamment européens, dans le cadre d’un projet régional.

Il va sans dire que la première responsabilité de former ses cadres appartient à l’entreprise. Jusqu’ici, sauf rares exceptions, les patrons de presse ont très peu investi dans la formation. Ils ont trouvé les moyens de financer l’achat de matériel de pointe pour produire des publications de bonne qualité technique, mais peu d’entre - prises de presse prévoient un vrai budget de formation. Leur politique de recrutement est par ailleurs désastreuse.

Les conséquences de cette absence de vision commencent à se manifester. La qualité technique s’améliore, mais dans de nombreux cas, la qualité éditoriale baisse. Ces effets seront encore plus visibles dans quelques années, quand la petite dizaine de journalistes d’expérience se retireront. Ils ont les uns et les autres trente à quarante ans de métier, ils ont accompagné l’évolution du pays et même quand ils n’ont pas été formés dans les écoles de journalisme, ils ont largement compensé cette faiblesse par la studieuse acquisition d’une vaste culture générale. La relève est mal préparée.

Une question vient naturellement à l’esprit : les entreprises de presse sont-elles capables de payer à leur juste valeur des diplômés qui auraient fait des études universitaires doublées de longues années de formation professionnelle ? Pas toutes. Mais les journaux de qualité ne pourront se dispenser de journalistes de qualité. Déjà, les meilleurs professionnels de la presse sont à des niveaux de salaires tout à fait honorables, comparables à ceux des cadres supérieurs.

Il y aura toujours quelques publications marginales, des «journaux» de complaisance ou de connivence qui opéreront dans une autre logique, mais les principaux titres de la presse nationale vont devoir se battre sur le terrain de la qualité professionnelle et de l’éthique.

Ce qui nous amène à la question cruciale de la rentabilité des entreprises de presse. Pour produire un journal de qualité, attirer et conserver les meilleurs professionnels, satisfaire les attentes exigeantes et diverses des lecteurs, garantir son indépendance éditoriale, il faut des investissements considérables et une rigoureuse gestion. Sur la douzaine de sociétés de presse du pays, seuls deux ou trois groupes sont actuellement rentables. On estime que pour un chiffre d’affaires global de plus de Rs 900 millions, les pertes d’exploitation («opérationnelles») de la presse mauricienne seront cette année de l’ordre de Rs 75 millions. Certains titres n’existent que grâce à un apport financier étranger, d’autres sont financés par des sources extérieures à l’entreprise elle-même, d’autres encore par des «parrains» anonymes. Les journaux indépendants sont ceux qui ne comptent que sur deux sources de revenus : les ventes et les recettes publicitaires. Et de manière générale, pour les produits grand public, les recettes publicitaires sont tributaires de l’étendue du lectorat.

Mais le marché de la presse commence à connaître des dysfonctionnements : d’une part, des journaux existent en défi ant toute logique économique et commerciale grâce à des financements occultes ; d’autre part, le pouvoir politique fausse le jeu de la libre concurrence en utilisant les fonds publics pour subventionner des titres jugés bien-pensants et punir ceux qu’il considère comme trop critiques. C’est sans doute à ce niveau que se situe la plus grave menace pour la liberté de la presse écrite. Le gouvernement semble vouloir affaiblir la presse dans son ensemble tout en ciblant certains titres en particulier. La paralysie voulue du «Media Trust» depuis plusieurs années illustre partiellement cette stratégie. Le Premier ministre a neutralisé le «Media Trust» en refusant de s’acquitter de son devoir, qui est de «appoint» le président du «Trust». La profession n’a pas bronché.

Pourtant, créé par une loi adoptée en 1994, financé par l’Etat, dirigé par un conseil d’administration composé en majorité de professionnels de la presse, le «Media Trust» a rendu, en son temps, de grands services à la profession. Selon la loi, les «objects» du «Trust» sont clairement définis : «a) to receive and manage funds obtained from government and other organisations ; b) to run a media and documentation centre; c) to organise seminars, conferences, workshops and training courses ; d) to foster relations with the international media; e) to carry out such other activities as the Board may decide

C’est ainsi que le «Media Trust» a pu compter plusieurs réalisations marquantes : il a offert à la profession un centre polyvalent – salle de formation, salle de réunion et un musée photographique qui rend hommage à l’histoire de la presse mauricienne. Ce centre situé dans le vieux Port-Louis est aujourd’hui à l’abandon. Mais le plus notable, c’est la série de cours organisés régulièrement pendant des années avec la participation de formateurs mauriciens et étrangers, venus de Grande-Bretagne, des Etats-Unis ou de France. Des journalistes ont par ailleurs bénéfi cié de bourses offertes par le «Trust» pour suivre des formations assurées en France par l’Ecole des métiers de l’Information.

C’est également le «Media Trust» qui avait pris l’initiative de lancer le débat sur la nécessité de créer un organisme d’autorégulation de la profession, un «Press Council». C’était en 1998. Avec le soutien de la «Thomson Foundation», le conseil d’administration du «Media Trust» a confié à Kenneth Morgan, ancien directeur de la «British Press Complaints Commission», la tâche de proposer une formule adaptée aux réalités locales, mais en s’inspirant des meilleures pratiques des pays démocratiques. Ce consultant avait visité Maurice, rencontré un très large éventail de personnalités nationales de tous bords avant de formuler ses propositions dans un rapport intitulé «A Press Council for Mauritius? Safeguarding Freedom. Responsibility and Redress for Mauritius and its Media». Kenneth Morgan a recommandé la création d’un «Press Council» sous l’égide d’un «Media Trust Act» réformé. Il s’agit d’un conseil volontaire chargé de «preserving and defending press or media freedom as well as with maintaining high professionnal and ethical standards and with dealing with complaints». (Recommendation 47 3a). A défaut d’un amendement de la loi, il a préconisé que les journalistes eux-mêmes, les propriétaires des entreprises de presse «should themselves take the initiative in setting up a voluntary Press Council…» Morgan a bien précisé que «as a voluntary body, the council once set up and acknowledged by Parliament should be in charge of its own procedures and be seen so to be». (Recommendation 48 3b). Son rapport souligne de plus que «media practitioners themselves should be responsible for drafting a code to be considered and ratifi ed, possibly after amendment, by the new Press/Media Council».

Malheureusement, ce besoin d’autorégulation n’avait alors pas fait l’unanimité dans la profession, parfois pour des raisons mesquines et des animosités personnelles, parfois par ignorance, parfois encore par arrogance intellectuelle, et le projet a été abandonné. C’est une erreur tragique et on a perdu beaucoup de temps.

Ce refus d’autorégulation a fait du tort à l’image de la presse. Elle est apparue comme orgueilleuse, exigeant la transparence de tous, mais refusant de s’appliquer les mêmes règles. Aujourd’hui, cette erreur est peut-être réparable. Une nouvelle association professionnelle, la «Newspaper Editors and Publishers Association» (NEPA), vient enfin de publier un code de déontologie. Il importe qu’il soit plus largement communiqué (la presse ne sait pas communiquer sur elle-même) et il faudrait surtout instituer une procédure de contrôle reconnue par les citoyens. Le rapport Morgan avait proposé que le président du Conseil de la presse soit une personnalité compétente sans lien avec la presse. Le président du «Media Trust», les propriétaires des entreprises de presse, les journalistes, les membres de la société civile feraient partie de ce conseil.

Compte tenu de tous ces enjeux – le besoin de formation, les atteintes à la liberté de la presse, la nécessité d’une instance d’autorégulation reconnue par le pouvoir politique et la société civile –, il est devenu impératif de reconstituer le «Media Trust». Les patrons de presse et les rédacteurs en chef devraient se réunir, désigner un président, et proposer sa nomination au Premier ministre. Par le passé, l’autorité politique a respecté le choix de la profession. C’est ce «Media Trust» renouvelé qui devrait être l’interlocuteur de l’université de Maurice pour le projet de formation. Il sera de même le représentant de la profession auprès du gouvernement pour toute question intéressant l’ensemble de la presse, notamment la création d’une instance d’autorégulation reconnue par le Parlement. La difficulté sera de parvenir à trouver des règles de légitimation des représentants de la profession au sein d’un nouveau conseil d’administration.Ce ne sera pas simple dans un métier plus que jamais tiraillé par toute sorte de divisions.

Il reste que malgré toutes ces insuffisances, malgré la campagne de dénigrement menée par le pouvoir politique, la presse demeure l’une des institutions les plus respectées des Mauriciens. J’ai toujours plaisir à citer Sydney Jacobson, ancien président d’un groupe de presse britannique devenu membre de la Chambre des lords, qui a dit lors d’un débat sur la presse : «My Lords, relations between politicians or the State and the Press have deteriorated, are deteriorating, and should on no account be allowed to… improve! » Il en sera ainsi.

 

*Ce texte reprend l’essentiel de l’intervention faite par Jean-Claude de l’Estrac dans le cadre d’un colloque tenu en septembre dernier et organisé conjointement par l’UNESCO et l’Université de Maurice. Il avait pour thème “Enhancing Democratic Systems: The Media in Mauritius”. Jean-Claude de l’Estrac est intervenu lors de la session qui traitait des “Challenges to the Journalism Trade: Training and Professionalism” et qui était présidée par Christina Chan Meetoo.

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