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Nandini Bhautoo

«Ignorer la littérature, c’est perdre le contrôle sur pas mal de choses»

10 septembre 2024, 20:00

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«Ignorer la littérature, c’est perdre le contrôle sur pas mal de choses»

Nandini Bhautoo, chargée de cours en littérature anglaise et études culturelles à l’université de Maurice.

Malgré la panoplie de ressources possibles et disponibles en ligne, pourquoi lancez-vous «Literary Hub», destiné aux candidats de Cambridge «O-Level» et «A-Level» ?

C’est vrai qu’il y a énormément de ressources, sauf que toutes ne sont pas adaptées aux besoins des élèves de School Certificate et Higher School Certificate. D’abord, avec le biais culturel dans certains textes, on note une incapacité des candidats à comprendre et des lacunes dans leurs analyses. Les services offerts par d’autres sites ne répondent pas spécifiquement à la demande de Cambridge. Sans compter que son syllabus ne s’applique pas uniquement à Maurice, mais à 40 pays dans le monde. Literary Hub, où nous avons rassemblé et résumé dans un seul endroit plusieurs livres au programme, permettra aux élèves tout comme aux enseignants de mieux comprendre les textes de manière très concise.

Avec des mondes littéraires complexes et pas abordables à tout le monde, on présente un survol critique des textes comme Atonement d’Ian McEwan, Sir Gawain and the Green Knight de Simon Armitage. Pour tous les ouvrages, y compris ceux du 14e siècle, c’est très important de comprendre l’auteur du siècle en question, ce qu’il voulait transmettre. Aller au-delà du présent, comprendre la structure, l’histoire, l’idéologie et la culture, connaître les références, l’intertexte, savoir où il faut introduire les idées et la critique.

Il est aussi important de savoir que le contenu de Literary Hub n’est aucunement généré par l’intelligence artificielle, que Cambridge a beaucoup d’outils et de moyens de détecter.

D’où viennent cette difficulté et cette incapacité à comprendre les textes de littérature anglaise ?

Ça fait quelques années qu’on reçoit des messages inquiétants. Des enseignants m’ont exprimé, en privé, leur impuissance. Ils sont perdus face à des élèves de 17-18 ans, qui ont des difficultés à digérer les différents contenus. Ils trouvent le niveau difficile. Ce n’est pas le même genre de textes qu’il y a vingt ans, pas le même contexte culturel. Pourtant, les requis de Cambridge à l’évaluation sont très spécifiques, comme la compréhension, l’analyse, la réponse personnelle.

De mon côté, ayant travaillé dans le domaine pendant 30 ans, je peux arriver à voir ce que l’auteur essaie de faire. C’est donc pour aider à répondre aux angoisses et appels au secours que le Literary Hub a vu le jour. Le but n’est pas de se substituer aux profs et de faire dans la grande théorie, mais d’intégrer l’idéologie. De guider le lecteur à comprendre d’où vient l’auteur, ce qu’il essaie de faire, utiliser la langue comme un outil pour essayer de transmettre une émotion, une idée, et pas de manière pamphlétaire.

Les derniers chiffres officiels d’«English A-Level» du Mauritius Examinations Syndicate (MES) sont aussi préoccupants…

Ces chiffres obtenus du MES en début d’année me choquent. Je suis choquée de voir une régression de 100 %, passant de 1 400 en 2022 à 700 en 2023 du nombre de candidats d’English A-Level, alors que c’était beaucoup plus dans le passé. Pis, en discutant avec des enseignants, j’ai appris que certaines écoles n’offrent plus cette matière, pourtant obligatoire auparavant et qui n’est même plus optionnelle aujourd’hui. Pourtant, si nous ignorons la littérature, nous perdons le contrôle sur pas mal de choses. Par exemple, un ingénieur sans les compétences linguistiques n’aura pas le bagage critique et autres réflexions qui sont tout aussi essentiels dans sa profession. Même constat pour les aspirants avocats. (NdlR, le rapport 2023 des examinateurs sur les épreuves du barreau met en avant les lacunes dans la maîtrise de l’anglais et du français comme l’une des causes de l’échec à ces examens.)

Pour certains, la littérature anglaise est compliquée, pour d’autres, inintéressante. Je me souviens encore d’un étudiant entrant dans le même ascenseur que moi et lançant à tout va, «literatir ki pou fer ek sa?» Aujourd’hui encore, les sciences, l’informatique, l’ingénierie dominent dans les choix d’études universitaires, avec la littérature toujours considérée comme sans importance et ne menant à nulle part. Sauf que l’ingénieur, l’agronome, l’informaticien, l’avocat n’iront pas loin sans une maîtrise de la langue la plus utilisée dans son domaine et sans l’esprit critique qu’il faut. C’est pour ça que la littérature anglaise est obligatoire si vous faites le droit en Angleterre et que d’autres domaines demandent un A en anglais.

Comment donner un regain d’intérêt à la littérature anglaise ?

Il est aussi vrai que la tendance n’est pas glorieuse pour la littérature française, mais contrairement à la littérature anglaise, elle a un encadrement en dehors de la classe, de l’Alliance française, de l’ambassade ou de l’Institut français, par exemple. Un réseau de soutien qu’il n’y a pas pour l’anglais. D’où l’importance d’une prise de conscience. Dans tout ça, il y a un petit noyau d’étudiants emballés qui sont vraiment intéressés et apprennent à voir les choses différemment. Mais c’est un domaine trop vaste pour qu’un étudiant maîtrise en trois ans tout le cursus international qu’est devenue la littérature anglaise. Quoique ce ne soit pas l’effort qui manque. C’est cet étudiant qui devient ensuite prof dans les collèges. Avec Literary Hub, on essaye donc de traiter le problème. Retourner vers les écoles et continuer le travail. Un effort collectif à plusieurs niveaux pourra aussi aider à changer la donne.

Le fait que le «Literary Hub» soit payant signifie que seuls ceux pouvant se le permettre pourront en bénéficier. Que prévoyez-vous pour les candidats qui, eux, ne pourront pas accéder à ce service?

Nous avons mis six mois pour trouver la formule appropriée. On a essayé de mettre le prix le moins cher possible. L’abonnement coûte autour de Rs 10 par jour. Aujourd’hui, impossible d’avoir un t-shirt à moins de Rs 400 au marché de Quatre-Bornes. Nous avons longtemps débattu sur l’idée de rendre le site gratuit. Mais, en général, ce qui est gratuit n’est pas apprécié. Rs 300 par mois, ce n’est pas grandchose. Les leçons particulières coûtent plus. Les intéressés peuvent s’abonner deux, trois mois, voire un an. Autant vous dire qu’il s’agit d’un projet pilote. On essaie de recueillir les réactions pour que l’on puisse considérer, par la suite, pour les défavorisés. Il n’empêche que les parents peuvent nous écrire.

Infos pratiques

L’équipe initiatrice du site en ligne Literary Hub (www.literaryhub. org) comprend une dizaine de personnes de Maurice et de l’Afrique du Sud. Son objectif est de mettre la quarantaine de textes au programme de Cambridge O-Level et A-Level pour 2024-2026, sur le site d’ici décembre. En fonction de la demande, trois nouveaux textes seront publiés chaque semaine. L’abonnement au site est à Rs 300 le mois ou Rs 3 000 l’année, par PayPal pour le moment. Le paiement par Juice est aussi en cours de finalisation. Le site compte aussi un outil pour les réactions à travers un compte WhatsApp. Des sessions d’informations sont aussi prévues à l’avenir en fonction de la demande.