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Controverse

Interdiction de porter le hijab en cours: Levons le voile sur la polémique

28 juillet 2024, 20:30

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Interdiction de porter le hijab en cours: Levons le voile sur la polémique

Shalma Auckbaraullee : «Mon voile ne limite pas mon professionnalisme ou mes compétences»

Shakeel Mohamed envisage de porter l’affaire devant l’Equal Opportunities Commission

Rama Valayden : «Une manifestation devant les locaux de l’institut n’est pas à écarter»

L’interdiction faite à Shalma Auckbaraullee de porter le hijab pour entreprendre une formation de deux ans débouchant sur un MBA en Management du Luxe et Marketing à l’Institut Escoffier de l’île Maurice soulève, une fois de plus, des questions sur des pratiques et exigences jugées anticonstitutionnelles et discriminatoires au nom des «politiques de laïcité».

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Shalma Auckbaraullee, professionnelle d’origine mauricienne comptant des années d’expérience internationale dans les services de vente et marketing et fondatrice de l’ONG La Main dans La Main, souhaitait récemment enrichir ses compétences en décrochant un MBA en Management du Luxe et Marketing auprès de l’Institut Escoffier de l’île Maurice, à Saint-Pierre. Cependant, sa demande d’inscription a été soumise à l’exigence qu’elle ne puisse pas porter le hijab dans l’enceinte de l’établissement. Dans un courriel daté du 28 juin, la direction rappelle que l’institut «is a secular school, wearing the head scarf is prohibited as per our grooming policy».

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«Née en Angleterre et ayant grandi au Canada avec des parents mauriciens ayant immigré à la fin des années 1970, je détiens entre autres un diplôme en Marketing/Commerce et un Master en Business, avec une expérience adéquate au sein des entreprises. Après m’être installée à Maurice en 2019, j’ai décidé d’intégrer le marché du travail ici et de perfectionner mes compétences avec la formation à l’Institut Escoffier. Mais cela m’a été barré par une discrimination en raison de mon voile», raconte-t-elle. Shalma Auckbaraullee affirme avoir été confrontée à ce genre de défi à plusieurs reprises dans le passé. «Six mois après avoir intégré une entreprise française à Montréal, j’ai souhaité porter le hijab, et la direction m’a alors annoncé qu’elle devait me licencier. Ici, plusieurs entreprises avancent que je suis ‘surqualifiée’ et que je ne peux pas être employée, alors que leurs normes portent préjudice aux personnes qui portent le voile. Mais le hijab est quelque chose que je n’enlèverai pas, d’autant plus qu’en 2022, j’ai accompli le Hajj (pèlerinage obligatoire à la Mecque). Cela ne diminue en rien mon professionnalisme ou ma compétence.»

Laïcité française vs tolérance mauricienne

La laïcité est un élément clé du corps politique français, mais elle est aussi souvent source de divisions. Dans leur étude intitulée «One Conception of Secularism for All? A Comparison of Conceptions of Laïcité among Nonbelievers, Catholics and Muslims in France», publiée en 2020 dans le Journal for the Scientific Study of Religion, les auteurs notent que si la loi française de 1905 sur la séparation des Églises et de l’État prône une laïcité inclusive, garantissant la neutralité de l’État à l’égard des croyances religieuses tout en affirmant la liberté de chaque citoyen de croire ou de ne pas croire et d’exprimer publiquement ses convictions religieuses, une conception contradictoire de la laïcité restrictive a émergé. Cette dernière prône le bannissement de tous les symboles religieux de l’espace public comme extension de la neutralité religieuse de l’État. Ce concept a conduit à des politiques majeures en France, telles que l’interdiction du hijab dans les établissements scolaires en 2004, l’interdiction du voile intégral en public en 2010, et cette année, l’interdiction pour les athlètes féminines françaises portant le voile de participer aux Jeux olympiques. Amnesty International a réagi en affirmant qu’ «aucun responsable politique ne devrait dicter ce qu’une femme peut ou ne peut pas porter et qu’aucune femme ne devrait être contrainte de choisir entre le sport qu’elle aime et sa foi, son identité culturelle ou ses croyances»*.

Maurice étant un pays multireligieux et multiculturel, l’article 11 de la Constitution stipule que «sauf avec son propre consentement, nul ne sera empêché de jouir de sa liberté de conscience et, aux fins de cette section, cette liberté comprend la liberté de pensée et de religion, la liberté de changer de religion ou de conviction et la liberté, seul ou en commun, tant en public qu’en privé, de manifester et de propager sa religion ou sa croyance dans les prières, l’enseignement, les pratiques et les observances». D’autres lois, comme l’Equal Opportunities Act promulguée en 2008 et amendée en 2011 et 2017, renforcent l’égalité des droits et interdisent la discrimination fondée sur l’âge, la race, la couleur, la caste, la croyance, le sexe, l’orientation sexuelle, le statut de séro- positivité, le handicap, le statut marital ou familial, la grossesse, la religion, l’opinion politique, le pays d’origine, l’ascendance nationale ou l’origine sociale.

«Maurice est avant tout un pays où nous vivons une culture de tolérance de différentes manières, que ce soit par l’accomplissement de rituels religieux ou la construction de lieux de culte divers. Nous respectons les pratiques religieuses et les tenues vestimentaires des uns et des autres», souligne l’avocat-politicien et ancien Attorney General, Rama Valayden. Cette culture de la tolérance est mise en évidence par le fait que les Mauriciens peuvent manifester leurs croyances et cultures à travers le hijab, le pottu, le tika, le sindoor, le mangalsutra (alliance), le thali, le pendentif en forme de croix, les dreadlocks, entre autres, en public, y compris dans les écoles.

«Lorsqu’un institut étranger est autorisé à opérer sur le territoire de la République de Maurice, il ne demeure pas pour autant ‘privé’ mais doit se conformer aux lois de la République. Le droit à la liberté de religion s’étend aux tenues vestimentaires et à la culture. L’interdiction de porter le voile au sein de cet institut restreint l’accès à l’éducation, viole la dignité de la personne, ainsi que la liberté de religion et la liberté d’expression. Pour un établissement étranger d’imposer aux Mauriciens, à Maurice, une telle règle, c’est discriminatoire», estime Rama Valayden.

Tenue vestimentaire prescrite aux musulmanes

Un érudit islamique explique que les textes du coran établissent clairement un code vestimentaire pour les musulmanes, et que le hijab leur est impératif. À titre d’exemple, il cite le verset 31 du chapitre 24 (la sourate An-Nur) et explique que «de la tête aux pieds, tout l’en- semble du corps d’une femme selon la Charia (lois religieuses faisant partie de la tradition islamique basée sur les textes sacrés) est considéré comme privé et doit être couvert en guise de prudence, à l’exception du visage, des paumes des mains et des pieds jusqu’aux chevilles, qui peuvent être découverts». Ce verset stipule aussi qu’une femme musulmane ne doit pas révéler sa parure, sauf à son époux et à ses proches parents qu’elle ne peut épouser en vertu de la loi islamique. Il est également permis à une femme musulmane de révéler sa parure à d’autres femmes, à des hommes qui n’éprouvent pas de désir sexuel ou à des enfants en bas âge.

Notre interlocuteur souligne que dans la société mauricienne moderne et multiculturelle, plusieurs musulmanes choisissent de ne pas se conformer strictement au code vestimentaire religieux, tandis que d’autres le font tout en poursuivant des ambitions professionnelles. «Pour la femme qui choisit de suivre le code vestimentaire, il est clair qu’elle n’enlèvera pas le hijab devant d’autres hommes étrangers ou dans un lieu public, conformément à la règle stipulée dans le coran. Donc, si un institut exige qu’une femme musulmane ne peut pas porter le voile dans son enceinte, il applique inévitablement une politique discriminatoire, dont la conséquence directe est que toute musulmane portant le voile se verra automatiquement refuser l’accès à ses formations.»

Shakeel Mohamed, l’avocat de Shalma Auckbaraullee, partage cette opinion. «La pratique de la religion s’étend au-delà des prières pour couvrir la tenue vestimentaire, l’action et la parole, que l’on est libre de pratiquer tant en public qu’en privé. Le choix d’une femme musulmane de suivre strictement le code vestimentaire prescrit par sa religion est un droit garanti par l’article 11 de la Constitution. L’Institut Escoffier ne peut pas prétendre que vos droits constitutionnels cessent d’exister une fois que vous entrez dans ses locaux. There can be no caveat to say that your rights no longer apply, ou, d’un point de vue entrepreneurial, que vous, vos aptitudes, vos compétences et vos moyens financiers ne sont pas à la hauteur pour qu’ils vous proposent une formation simplement parce que vous portez un voile.»

D’autres cas

Shakeel Mohamed rappelle le cas de Sooleka Dalwhoor, employée comme Sales Assistant dans la boutique de l’hôtel The Residence, qui avait reçu trois avertissements en 2018 pour avoir porté le tika, un symbole de son statut de femme mariée de foi hindoue. Plusieurs employés avaient exprimé leur incompréhension quant à cette décision, car les touristes étaient accueillis par un «namaste» alors que les jardinières portaient des sarees. L’entreprise a avancé la thèse du code vestimentaire, affirmant que l’uniforme «classique» était autorisé et que «le sindoor, le mangalsutra ou le thali sont autorisés, mais pas le port du tika, afin de ne pas créer de discrimination entre les départements». Or, les responsabilités professionnelles de Sooleka Dalwhoor ne concernaient pas la cuisine ou le restaurant.

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Le ministère du Travail avait été saisi de l’affaire, et le Parquet a jugé l’interdiction «anticonstitutionnelle et discriminatoire». La direction de l’hôtel a refusé d’obtempérer, poussant le ministère du Travail à déclencher des poursuites criminelles. En 2019, l’Employment Relations Tribunal a tranché en faveur de Sooleka Dalwhoor, notant entre autres que les règlements imposés par la direction de l’hôtel n’étaient pas conformes aux principes d’égalité et de bonne pratique.

On se souvient également de Jaho Yonzah Collet, 12 ans et habitant Rodrigues, qui ambitionnait de poursuivre sa scolarité au Rodrigues College l’année dernière après avoir brillamment réussi ses examens de fin de cycle primaire. Il n’a cependant pas été admis, la direction de l’école ayant refusé son inscription en raison de ses dreadlocks. Les parents ont affirmé que la direction leur avait dit que leur enfant devrait couper ses dreadlocks pour être admis. Ils ont donc voulu savoir «si les dreadlocks déterminaient l’intelligence de l’enfant». Ils se sont rendus au collège Le Chou, où leur enfant a été admis sur la base de ses résultats et non de son apparence. stevenson_collet.jpg

Inclusivité sélective ?

Par ailleurs, sur la page Facebook de l’Institut Escoffier, on trouve des photos d’événements organisés pour promouvoir la diversité, notamment les célébrations de fêtes religieuses et culturelles majeures telles que l’Eid, le Divali, la fête du Printemps et Noël. Selon nos informations, l’institut permet également à certaines étudiantes musulmanes de porter le hijab. Mais il s’agit exceptionnellement de celles qui s’inscrivent à des cours de courte durée ou des formations d’un jour. Celles qui entreprennent des cours de longue durée, comme Shalma Auckbaraullee, n’ont pas le droit de le faire. «Le raisonnement évoqué est que les étudiantes inscrites à des cours de longue durée doivent passer plus de temps parmi les personnes faisant partie de l’institut et dans son enceinte, et qu’elles ne peuvent donc pas adhérer à leurs convictions religieuses», confie une source.

Une telle politique n’entraîne-t-elle pas une double discrimination, d’une part privant les étudiantes portant le hijab d’un accès aux opportunités éducatives et à une intégration professionnelle dans l’industrie du luxe, et d’autre part instaurant une discrimination entre les femmes musulmanes en définissant qui peut et qui ne peut pas pratiquer la même foi ? Nous avons sollicité des explications de la direction de l’Institut Escoffier sur plusieurs aspects pour ce papier. Les réponses sont attendues.

En attendant, pour Rama Valayden, cela signifie l’idée que «(je) peux tolérer l’autre parce que je ne passerai que quelques secondes avec elle ou lui. Mais si c’est pour plus longtemps, (tu) n’es pas le/la bienvenu(e) chez moi. Cela menace également la paix, le respect et l’unité entre les étudiants de cet institut. C’est une rationalité dangereuse qui, si elle n’est pas freinée à petite échelle, s’étendra rapidement aux autres institutions et entités privées. Aujourd’hui, c’est le hijab, demain cela peut être le pottu, la croix, le saree et d’autres manifestations de la foi, qui peuvent conduire à l’intolérance et nuire à l’unité nationale, en particulier dans un climat où les élections se rapprochent».

L’avocat et membre politique de Linion Moris avance que «nous allons écrire une lettre au Premier ministre, au leader de l’opposition et au ministère de l’Éducation pour leur demander de prendre position. Il ne s’agit pas ici d’une religion en particulier, mais d’un problème profond qui doit être résolu. Nous appelons également l’établissement à reconsidérer sa politique. Si ce n’est pas le cas, une manifestation devant ses locaux n’est pas à écarter». Shakeel Mohamed compte porter l’affaire devant l’Equal Opportunities Commission. «Le problème est cependant plus profond : lorsque vous offrez des formations à des étudiants, c’est dans l’idée de les rendre employables. Cela pointe vers une tendance où les employeurs potentiels de ce secteur et affiliés à cet institut n’embaucheront pas à leur tour les femmes portant le voile.»