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Apprentissage
«Kreol morisien, enn gran zistwar nou péi»
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Apprentissage
«Kreol morisien, enn gran zistwar nou péi»
«Ki pou fer ek kreol kan fini lekol ?» C’est l’une des questions les plus posées depuis que le débat a été lancé, une énième fois, sur l’enseignement du kreol morisien en HSC. Alors que certains estiment que la langue est trop niche avoir une ouverture sur le monde, il semble qu’au fil des années, l’attrait pour cette langue a grandi et la demande tant locale qu’internationale est là. Mais malgré les opportunités croissantes, le combat est loin d’être gagné, car un autre argument est la difficulté de lecture, qui découle d’un manque d’habitude.
Alors que le débat tourne autour du kreol morisien (KM) comme matière à la fin du cycle secondaire, l’avantage de son apprentissage dès le plus jeune âge serait tout aussi important. «Il faut tout d’abord intérioriser le fait qu’apprendre une langue n’a pas pour seul but d’avoir un travail. L’apprentissage de la langue maternelle a plusieurs autres buts», explique Lionel Lajoie, militant pour que le KM trouve sa place dans la société. Cet apprentissage structurera l’écrit et la lecture dans une langue que les enfants maîtrisent déjà. Par la suite, l’apprentissage d’autres langues étrangères sera plus simple. «Cela se fera à travers le transfert positif, c’est à dire, comprendre, à partir de la grammaire du KM, ce qui existe et ce qui change dans d’autres langues.» Il précise que l’apprentissage du KM n’est pas synonyme de mettre de côté les autres langues du cursus, mais qu’il aidera à acquérir de meilleures compétences linguistiques.
Est-ce vrai dans la pratique ? Une traductrice et enseignante mauricienne, maîtrisant le KM, l’anglais, le français, l’espagnol, le mandarin et qui a entamé son mastère à Londres, affirme que oui. «Les élèves avaient bien plus confiance en eux lorsque la langue maternelle était le médium d’instruction. Ils arrivaient plus facilement à formuler leurs questions. Cela rendait cette langue, perçue comme difficile, plus abordable», explique-t-elle. Mais l’importance du KM dans ce cas ne s’arrête pas aux doutes. Sur un plan plus strictement linguistique, la grammaire du KM était souvent utilisée comme exemple pour supporter l’apprentissage du mandarin car il existe des similarités entre les deux langues. «Par exemple, il n’y a pas de conjugaison en mandarin. Des préfixes sont utilisés pour marquer la temporalité du verbe, tout comme ‘pou’, ‘ti, et ‘inn’ dans le KM.» Ou encore, dupliquer un verbe, comme «mars marsé» ou «lir lir» pour donner un sens un peu différent. «J’avais quelques élèves qui étaient des expatriés français monolingues et avaient beaucoup plus de mal à comprendre la grammaire du mandarin que les Mauriciens qui maîtrisaient le KM.» Dans son cours, l’enseignante utilisait aussi la phonétique du KM pour familiariser ses élèves aux nouveaux sons car ses élèves se souvenaient plus facilement d’une comparaison avec le KM que d’une comparaison avec l’anglais ou le français.
Les opportunités économiques négligées
Le KM, précise-t-elle, n’est pas uniquement un support pour apprendre d’autres langues. Les opportunités économiques sont vastes. C’est d’ailleurs la réponse concrète à la question de l’utilité du KM en HSC. «Il est vrai que c’est une langue minoritaire. Mais lorsqu’il est combiné à d’autres langues, cela crée un ‘skill set’ qui peut être très lucratif.» Concrètement, elle confie que ses revenus dérivés de l’association KM et mandarin ont payé la moitié des frais de son mastère. Et pour la traduction, elle a travaillé sur des textes en espagnol vers le KM. «C’étaient principalement des textes académiques, politiques et littéraires. Par exemple, j’ai traduit le texte d’une écrivaine mexicaine pour un magazine politique de gauche qui cherche à tisser des liens entre les langues des pays du ‘Sud Global’ en KM.»
Mais comme l’Espagne et l’Amérique latine n’ont pas des liens économiques très forts avec Maurice, les textes commerciaux sont plus rares. «Cependant, la situation est différente avec la Chine, qui a un très grand intérêt économique et diplomatique pour Maurice. J’ai travaillé sur la traduction de textes commerciaux. Par exemple, il y a quelques années, j’ai collaboré à un projet de traduction et de consultation avec une université à Pékin qui voulait augmenter sa base de données linguistiques sur l’Afrique de l’Est, y compris le KM.»
La jeune femme précise que ces traductions sont moins courantes que celles de l’espagnol ou du mandarin vers l’anglais, mais la rémunération est bien plus élevée. «Cela paye quatre fois plus. Je parle de tarifs de USD 100 (environ Rs 5 000) par page pour de la traduction pas très technique du mandarin ou de l’espagnol vers le KM.» Vers l’anglais, le prix est généralement de USD 25 par page. «Le prix est élevé car le KM est considéré comme une langue rare ou ‘niche’ par les clients non-mauriciens. C’est d’ailleurs la contradiction centrale de l’utilité des langues minoritaires sur le marché de la traduction. Même si la demande est faible, le travail ad hoc est extrêmement bien rémunéré.»
La diplomatie
Alors que le débat sur l’enseignement du KM s’éternise à Maurice, elle raconte qu’elle a eu des étudiants, britanniques et chinois, qui ont appris le KM, même s’ils n’ont jamais été expatriés à Maurice. Les raisons de cet intérêt sont diverses. Il y avait un étudiant anglais d’origine mauricienne qui voulait se reconnecter à ses origines. D’autres, étudiants en langues ou linguistiques, l’ont fait par curiosité intellectuelle. «Parmi les Chinois, c’est la même tendance. Puis, il y a ceux intéressés par la diplomatie. J’avais un étudiant de 22 ans qui voulait être posté en Afrique. Il apprenait le swahili également.» D’ailleurs, ce dernier n’a pas caché son étonnement lorsqu’il a visité Maurice en 2023 et a constaté la hiérarchie qui existe entre les langues.
Problème de génération
L’un des arguments avancés par la ministre de l’Éducation est le manque de textes en KM, argument qui a très vite été réfuté. Les textes existent. Mais la difficulté ici dépasse le cadre scolaire. Dans le public, beaucoup avancent qu’il est difficile de lire le KM. C’est une réalité, confirme Lionel Lajoie. Mais paradoxalement, certaines œuvres s’envolent. L’explication est générationnelle. «La nouvelle génération a une approche différente. Il n’y a qu’à voir le succès d’une créatrice comme Mélanie Pérès ou encore, du livre sur Kaya que la Creole Speaking Union a fait. Le dernier cas est la preuve que la thématique de l’œuvre doit aussi être prise en considération», dit-il. Même parcours pour Lalang Pena Lezo, recueil d’expressions en kreol qui a été réimprimé à maintes reprises. Revenant à la difficulté de lecture, Lionel Lajoie avance que cela est vrai pour une personne qui a été très peu confrontée au KM dans sa forme standard. «Parce qu’il ne faut pas oublier que cela fait des décennies que tout le monde écrit en kreol, mais il n’y avait pas de forme, chacun l’écrivait comme il l’entendait. De plus, nous passons chacun 14 ans à apprendre l’anglais et le français, mais très peu d‘entre nous maîtrisons ces langues correctement. Donc, face à une langue que nous n’avons pas utilisée, la difficulté est normale.»
Littérature : entre mots et images
Pour en revenir à la littérature locale, Lionel Lajoie estime qu’il est primordial d’en avoir dans la langue maternelle. «On aimerait souvent se retrouver dans les livres que nous lisons. Je suis fan de John Green, dont les romans parlent de la classe moyenne américaine. Mais il est difficile de s’identifier. Par contre, lire Misyon Garson de Lindsey Collen est un livre qui parlera à un jeune Mauricien qui grandit dans ce pays. Il s’identifie au personnage. Il y a un côté authentique que les lecteurs recherchent.»
Les avis sur la question divergent. Nanda Pavaday, auteur du livre à succès Tizistwar nou pays, a un avis plus nuancé basé sur sa propre expérience. La version anglaise de son livre, qui a connu un énorme succès en Inde, a gardé le même titre. «Au début, j’avais pensé à Tales of simpler times. Mais ce n’était pas ça, cela ne renvoyait pas aux mêmes émotions. Donc, j’ai gardé le même titre en anglais», dit-il. Cela a contribué au succès car le titre est imbu d’une authenticité locale qui n'est pas traduisible. D’ailleurs, les titres de ses zistwar sont tous en KM : Lavey lané, Move zer, Linet parbriz, entre autres. «Ces titres renvoient à des émotions. Ce sont des mots que nous connaissons tous. Ces expressions renvoient à ce que nous avons tous entendu et vécu», dit-il.
Mais il n’a pas écrit son livre en KM. Cependant, les histoires sont toutes locales. Il évoque des choses simples que chaque Mauricien a fait : les préparations de roti et la consolidation de la maison pendant le cyclone, le foot dans la rue jusqu’à pas d’heure. Ou encore, la réaction face à la mort, l’utilisation de la ros kari. «Au marché, les marchands me demandent quand sort mon nouveau livre. Une dadi hospitalisée lisait mon livre. Il y a même un ami psychologue en Angleterre qui m’a dit qu’un de ses patients, un Mauricien sans domicile fixe, lui a parlé de mon livre», explique l’auteur.
Tous les lecteurs sont unanimes. Ces zistwar les ont fait voyager, ont rappelé des émotions enfouies. Les lecteurs non-mauriciens ont parlé de découverte d’une île Maurice d’un autre temps et ont compris la vie à cette époque. Tout ça en français et en anglais. La raison, selon l’auteur, est simple. Un mot est tout d’abord une image qui suscite une émotion dès que le lecteur le voit. «Par exemple, quand j’écris grand-père, on voit tout de suite le vieux monsieur, assis sous sa varangue avec son journal.» Cependant, «granper» est différent. «La personne doit faire l’effort de lire le mot. Cela freine les émotions. Lorsqu’il l’a lu, il a certes compris, mais il n’a pas l’image naturellement. Il comprend, mais sans émotions.»
Tout comme le pain maison et non «mezon», car la majorité des lecteurs ont toujours écrit «pain maison» et de ce fait «mezon» aurait demandé un effort qui casserait le flot d’émotions et les images mentales suscitées par la lecture. «Surtout que le livre a été conçu d’une manière où les histoires font voyager. Cela commence avec le Nouvel an et finit avec le décès de mon père, personnage récurrent des histoires. Il y a une continuité et si un élément freine la lecture, je suis sûr que beaucoup de mes lecteurs n’auront pas apprécié le travail que je voulais accomplir et ressentir les émotions que je voulais susciter.»
Nanda Pavaday a eu raison d’écouter son instinct. Son livre a voyagé aux quatre coins du monde. Certains parlent d’un voyage dans le temps, d’autres évoquent la découverte d’un temps révolu. Petits et grands évoquent une lecture qui leur réchauffe le cœur par les hivers glaciaux et donne plus de couleurs aux étés.
Authenticité
Tous les auteurs n’ont pas la même formule du succès. Lindsay Collen a écrit Misyon Garson en 1994. Ce roman d’initiation est en kreol, mais bien avant la standardisation. Pourquoi ce choix ? «Parce que je n’en avais pas d’autres», explique l’auteur en riant. «L’histoire m’est venu comme ça. Cela parle des réalités locales qu’on ne peut qu’exprimer qu’en kreol.» Le livre, qui suit le voyage d’un jeune à travers le pays pendant trois jours, aborde l’accent sur les résultats scolaires, le suicide, la peine de mort votée pour le trafic de drogue et dont la première victime aurait été une jeune femme venue de l’Inde, le cannabis dans les rituels, la proximité des garçons avec leur mère même après le mariage Pour elle, il était impossible d’exprimer tout cela dans une autre langue. «D’ailleurs, la traduction en anglais a été difficile», se souvient-elle.
Le livre, à l’origine, était à l’intention des ados. Mais les adultes se sont jetés dessus dès sa sortie. La réception a été une surprise. «Ceux qui avaient l’habitude de lire en kreol m’ont dit que c’est la première fois qu’un livre a parlé à leurs émotions. À d’autres, qui n’avaient pas l’habitude, Rajini Lallah leur disait de prendre une semaine et de lire les 25 premières pages. Tous sont revenus en ayant lu tout le livre», explique-t-elle.
Apprentissage facile
Ce qui fait dire à Lionel Lajoie que l’apprentissage n’est pas difficile, même pour les générations qui n’ont pas été confrontées au KM. «Il suffit de comprendre les bases telles que le ‘e’ qui se prononce ‘é’ et que contrairement à l’anglais et au français, c’est une langue très phonétique où chaque lettre écrite se prononce.» Mais ce problème d’apprentissage s’estompe peu à peu, surtout depuis que le KM est enseigné à l’école et qu’il est proposé au SC. D’ailleurs, même Nanda Pavaday a désormais le projet de traduire son livre en KM. «Lorsque le livre est sorti il y a quatre ans, il était trop tôt. Il n’y avait pas autant d’intérêt pour la langue. Mais aujourd’hui, la situation est différente, nous sommes de plus en plus exposés au KM, d’où la décision de le faire maintenant.» (Liv lor Kaya ki CSU finn fer e ki finn bien marse.)
Communication vs messages
Dans le domaine de la communication, le KM a gagné du terrain. Des marques ont fait des expressions locales leur socle, rappelle Lionel Lajoie. Réagissant sur le sujet, l’enseignante et traductrice avance que de très bonnes compétences en KM et un diplôme en communication peuvent s’avérer très lucratifs dans la communication politique, les relations publiques ou la publicité. Elle cite ici les pubs de Durex et Quincaillerie Bric. «C’est leur maîtrise du KM, avec des jeux de mots et de la force rhétorique, qui rend leurs pubs si drôles et efficaces et mènent à la vente», dit-elle.
Mais encore une fois, le problème de l’habitude revient sur le tapis. Avant d’être un auteur reconnu, Nanda Pavaday a passé des décennies dans la communication et a été à l’origine de plusieurs campagnes qui ont marqué les esprits, dont «Mo vwazinn so belser». S’il est d’accord avec le KM qui crée un lien avec le public, il est toutefois d’avis que le but principal de la communication est de faire passer un message le plus vite et le plus efficacement possible. Sur les réseaux sociaux, il n’y a pas de problème. «Mais prenons le mot ‘Banane’ sur un Billboard. Une personne qui passe en voiture, comprendra-t-il que c’est ‘Banané’ à première vue, vu que depuis toujours, il a été confronté à ‘Banane’, qui renvoie à un fruit», dit-il.
Quelle est la solution ? Il n’y en a pas beaucoup. «Il faudrait que tous ceux qui influencent la langue prennent conscience de leur rôle. Les médias et les publicitaires utilisent fréquemment le ‘é’ pour faciliter la lecture. Les partis politiques utilisent des slogans en kreol, mais avec une graphie française. Tant que tout le monde ne jouera pas son rôle correctement, le public ne sera jamais habitué et il sera difficile d’aller de l’avant.»
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