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La tentation du néant

Il est venu, le regard grave et le pas ferme, comme un homme en mission de guerre. Sam Lauthan, fraîchement intronisé Drug Czar, s’est présenté hier dans nos locaux avec une impatience qui trahit l’urgence de son combat. «La situation dépasse tout ce que vous pouvez imaginer», nous a-t-il confié, la voix lourde de présages. Il sait que l’ennemi est tentaculaire, ancré dans les entrailles du pays, insaisissable et perfide. Il sait surtout qu’en s’engageant dans cette bataille, il met sa propre vie en jeu. Mais il veut en découdre. À n’importe quel prix.
Le terme Drug Czar nous vient des États-Unis, où l’homme qui en porte le titre est censé orchestrer la riposte nationale contre les narcotiques. Dans son costume officiel, il élabore des stratégies, coordonne les forces de l’ordre, alloue des budgets, et négocie avec les partenaires étrangers. Mais ici, sous nos cieux, ce titre prend une autre teinte. Il résonne comme un défi lancé aux ombres, un pari insensé contre l’inaction, un combat contre une hydre aux mille visages.
Car nous le savons tous : nous avons perdu du temps. Trop de temps.
Pendant des décennies, l’héroïne s’est infiltrée dans nos rues, creusant des gouffres dans des vies que nous avons cessé de compter. Personne n’a jamais réellement brisé les chaînes d’importation et de distribution. Les prisons se sont remplies de petites mains tandis que les commanditaires, eux, continuaient de prospérer. Aujourd’hui, l’équilibre même du marché a changé. L’héroïne pullule et son prix s’effondre. Le cannabis, lui, devient un luxe. Alors, les plus pauvres se rabattent sur des poisons chimiques et synthétiques, ces drogues de laboratoire qui transforment les hommes en ombres. Pendant ce temps, les nantis tracent des lignes de cocaïne sur leurs tables en marbre, indifférents au chaos.
Mais l’histoire ne s’arrête pas à ce commerce funeste. Elle s’emmêle dans les fils de la corruption, dans les arcanes d’un pouvoir gangréné.
Que valent les discours officiels quand les bandes sonores, elles, crient la vérité ?
Quand on entend des policiers, censés être les remparts de la loi, frayer avec ceux qu’ils devraient traquer ?
Quand les dossiers explosent un à un – l’affaire John Brown, l’assassinat de Manan Fakoo, les armes saisies, les arrestations de Bruneau Laurette et de Vimen Sabapati, l’ombre de Franklin — et que le silence des autorités devient aussi assourdissant qu’un cri d’agonie...
C’est ainsi que meurt un État. Pas dans une explosion soudaine, mais dans une lente et méthodique déliquescence.
Car la drogue ne vient jamais seule. Elle charrie avec elle son funeste cortège : la corruption, le blanchiment, la perversion des institutions. Et bientôt, les lignes deviennent floues. Qui est policier ? Qui est truand ? Qui gouverne réellement ce pays ?
Il y eut un temps où l’on s’indignait des Amsterdam Boys. Aujourd’hui, ils ne seraient que des enfants de chœur. Nous le disons sans détour : Maurice glisse. Lentement, inexorablement, vers un point de non-retour. La frontière entre les ripoux, les politiciens et les parrains de la drogue s’efface sous nos yeux. Si nous ne faisons rien, bientôt, nous n’aurons plus qu’un simulacre d’État, une façade derrière laquelle s’agiteront des marionnettes tenues par des mains invisibles. Le temps n’est plus aux demi-mesures, insiste Lauthan. Il faut choisir : sauver Maurice ou le livrer au néant.
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