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Insolvabilité

L’administration judiciaire, un régime redouté et redoutable

25 octobre 2023, 21:14

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L’administration judiciaire, un régime redouté et redoutable

Si le régime d’administration judiciaire n’est pas nouveau, il s’est accentué avec la pandémie de Covid-19

Le monde des affaires est un environnement où les acteurs qui y évoluent nagent entre les risques comme le ferait un nageur contraint de composer avec les requins, condition indispensable pour atteindre le territoire des bénéfices. Cependant, s’il y a un risque que bon nombre d’hommes d’affaires n’aiment pas entendre parler, c’est celui qui leur ouvre grandes les portes d’un régime d’administration judiciaire.

« L’administration, soutient Prabha Chinien, est un processus judiciaire qui peut être lancé en cas d’insolvabilité, principalement dans le contexte de l’insolvabilité d’une entreprise. Il vise à aider une entreprise en difficulté financière en lui accordant un répit vis-à-vis de ses créanciers et en lui fournissant un cadre pour restructurer ses affaires afin de maximiser ses chances de survie en tant qu’entité en activité.» Des sociétés forcées d’accepter les contraintes d’un régime d’administration judiciaire, Prabha Divanandum Chinien en voit se défiler des dizaines tous les jours. Elle est à la tête du Registrar of Companies, organisme chargé de suivre toutes les étapes que l’évolution d’une société peut enclencher de la naissance à de nombreuses situations auxquelles elle doit faire face, allant de sa croissance, son entrée ou sa sortie d’une situation de redressement ou la liquidation pure et simple, sa disparition du registre des entreprises devenant inévitable.

Les titres de presse regorgent d’avis à ce sujet. Prenons par exemple, l’édition de l’express du vendredi 20 octobre 2023. C’était au tour de Landmark Africa Ltd de faire son entrée dans le cadre de ce régime tant craint. L’avis est publié selon les obligations émanant de l’Insolvency Act, un dispositif légal dont le pays, en 2009, s’est doté comme une zone de dernière chance pour les entreprises en difficulté. Il dévoile l’identité de l’administrateur ou plutôt du sauveur éventuel de la société. Il s’agit de Bhavesh Huns Biltoo dont le bureau se trouve à la Cybercité d’Ébène. Sa nomination date du 17 octobre 2023.

Les mots qui s’imposent à la lecture de cet avis, ce sont «debtors» et «creditors» soit débiteurs et créanciers respectivement. Il s’adresse à ceux qui doivent de l’argent à Landmark Africa Ltd et ceux envers lesquels Landmark Africa Ltd a des obligations financières que cette société n’est pas parvenue à honorer jusqu’ici. Landmark Africa Ltd n’est pas en situation de liquidation mais en situation de redressement, car non seulement elle ne peut pas aller au-delà de son seuil de rentabilité, ni ne peut maintenir les résultats de ses opérations dans les paramètres de son seuil de rentabilité. Pourtant, Landmark Africa est parmi les grands noms du secteur mauricien de l’immobilier et dispose des facilités pour mettre en place des projets de développement immobilier.

Si le phénomène de sociétés contraintes de passer sous un régime d’administration judiciaire n’est pas nouveau, il s’est définitivement accentué avec la pandémie de Covid-19.

«Les entreprises ont eu plus de mal à rester en activité pendant la période où sévissaient les effets de la pandémie, entre le 1er juillet de 2020 et le 30 juin 2021. Il s’agit d’une situation qui a provoqué une hausse du nombre des entreprises qui ont fait une demande pour être mises sous administration judiciaire. Les entreprises qui ont connu cette mésaventure concernaient principalement des secteurs engagés dans l’exécution des activités Informatiques, de la commercialisation d’appareils électriques et électroniques ainsi que des accessoires», souligne la Registrar. ad.png

Pour Yuvraj Thacoor, Managing Director chez Quantuna Mauritius et Khemila Narraidoo, Partner-Barrister chez le cabinet d’avocats Juristconsult, les petites et moyennes entreprises ont été les plus touchées. Celles dont la situation était des plus périlleuses, disent-ils, sont celles dont le destin est intimement lié à la situation du secteur du tourisme, qui a subi de plein fouet les effets de la pandémie.

Tous deux indiquent avoir constaté une solidarité chez bon nombre de créanciers, qui sont allés jusqu’à accepter la prolongation de la période de remboursement des dettes des entreprises. Par contre, leurs revendications ont été sans équivoque pour les débiteurs qui n’ont manifesté aucune intention de rembourser leurs dettes.

Pour Nigaar Abubaker Esmael, la situation qui a abouti au basculement de nombreuses entreprises sous les contraintes d’un régime d’administration judiciaire est le résultat d’une combinaison de facteurs. Nigaar Abubnaker Esmael est chef du bureau de projets et secrétaire de compagnie chez Axis Fiduciary Ltd, compagnie du groupe Axis qui évolue dans le secteur du Global Busines, offrant une panoplie services aux acteurs de ce secteur.

«La pandémie a, certes, joué un rôle majeur du fait que les effets qui en découlent ont eu un impact négatif non seulement sur l’économie mauricienne mais sur l’économie mondiale en général. Elle a entraîné la fermeture de nombreuses entreprises et la perte conséquente d’emplois. Parallèlement, l’escalade des taux d’intérêt a alourdi les charges financières des entreprises. Emprunter est devenu plus coûteux. C’est une situation qui a affecté les perspectives de rentabilité des entreprises. L’inflation, qui a atteint des niveaux records dans plusieurs pays, a augmenté les coûts opérationnels des entreprises. Toutefois, il est essentiel de préciser que certaines entreprises ont été liquidées pour des raisons inhérentes à leur cycle de vie ou par rapport au niveau d’efficacité des mesures mises en place en vue de réaliser les objectifs programmés.»

Pour Nigaar Abubaker Esmael, la soudaine émergence du Covid-19 impose le devoir de retenir certaines leçons. Nigaar Abubaker Esmael en retient deux. «La première, est l’importance cruciale qu’il faut désormais accorder à la nécessité de surveiller les signes associés à des risques financiers qui peuvent surgir. Cette tendance à la hausse nous impose de rester vigilants face aux défis auxquels les entreprises sont confrontées. Deuxièmement, il est impératif de renforcer le niveau de résilience des entreprises. Il est de notre devoir d’accompagner ces dernières en mettant à leur disposition un serviceconseil, de même que des programmes de formations adaptées, mais aussi en faisant un vibrant plaidoyer pour que l’élaboration des plans de continuité d’activité robustes fasse partie des obligations du conseil d’administration des entreprises. Enfin, la situation occasionnée par la pandémie Covid-19 montre à quel point la coopération entre le secteur public et le secteur privé est indispensable. Elle s’est avérée déterminante comme plate-forme pour repérer les mesures susceptibles d’atténuer les conséquences économiques occasionnées par des entreprises en situation de liquidation.

Nigaar Abubaker Esmael estime que la pandémie a provoqué une petite révolution au niveau de la culture du travail dans le pays. «Il y a eu effectivement un changement radical dans ce domaine. Auparavant perçus comme des exceptions, le télétravail ou les modèles hybrides sont désormais des composantes essentielles des stratégies d’entreprise. Ces changements offrent aux employés une excellente occasion pour concilier vie professionnelle et vie privée, tout en garantissant que les opérations de l’entreprise se poursuivent sans interruption.»

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Nigaar Abubaker Esmael


Questions à…

Khemila Narraidoo et Yuvraj Thacoor

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Khemila Narraidoo, «Partner-Barrister» chez Juristconsult Chambers.

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Yuvraj Thacoor, «managing director» chez Quantuma Mauritius.

«Les PME ont été les plus touchées car elles n’ont pas la force financière des grandes entreprises pour survivre»

Dans cette interview, Khemila Narraidoo, «Partner-Barrister» chez Juristconsult Chambers et Yuvraj Thacoor, «managing director» chez Quantuma Mauritius, partagent leurs réflexions sur les entreprises en situation d’insolvabilité, les procédures de restructuration, la résilience des entreprises face au Covid-19 et les décisions cruciales prises lors des réunions décisives. Leur expertise éclaire les enjeux financiers actuels.

Selon les données dont vous disposez au niveau de votre cabinet, dans quels secteurs se trouvent les sociétés en situation d’insolvabilité ?

Les procédures d’insolvabilité peuvent formellement se déclencher lorsque le débiteur est incapable de payer ses dettes à échéance (article 316 of the Insolvency Act 2009) ou lorsque la valeur de ses passifs dépasse la valeur de ses actifs. Par conséquent, les entreprises qui ressentent encore les effets de la Covid-19 et des confinements courent un risque accru de se retrouver en situation d’insolvabilité. Cela implique généralement que les petites entreprises sont plus vulnérables à l’insolvabilité, mais cela n’exclut pas non plus les grandes entreprises à l’échelle mondiale.

Les petites et moyennes entreprises (PME) ont été les plus touchées car elles n’ont pas la force financière des grandes entreprises pour survivre aux difficultés financières sur de longues périodes. À notre avis, l’industrie du tourisme a été l’une des plus durement touchées. Bien que les hôtels aient survécu, de nombreuses PME qui apportaient leur soutien au secteur du tourisme ont eu moins de chance. Dans le secteur des entreprises internationales, certaines sociétés et fonds ayant investi par le biais de l’île Maurice ont connu des revers en raison de leurs investissements ne se déroulant pas comme prévu.

Comment, depuis les trois dernières années, avez-vous observé une évolution de la situation?

À la suite de l’impact généralisé du Covid-19 sur les entreprises, nous avons constaté que les créanciers ont fait preuve d’une plus grande souplesse en accordant des prolongations aux entreprises pour le remboursement de leurs dettes. Certaines industries sont restées totalement inactives pendant la période de confinement, ce qui a entraîné l’accumulation de dettes supplémentaires.

Ce n’est que dans les cas où les entreprises avaient manifestement manqué à leurs obligations de paiement que les créanciers ont enclenché le processus de liquidation en vertu de l’article 100 (1) (c) de l’Insolvency Act 2009.

Les diverses aides financières et le soutien apportés par le gouvernement et les institutions de prêt ont donné aux entreprises un répit bienvenu, ce qui les a aidées à traverser la période mouvementée et à éviter ainsi des procédures d’insolvabilité.

Les trois dernières années ont permis aux entreprises de comprendre la valeur et les avantages de la restructuration et de la planification de contingence. Cela a permis aux entreprises de voir comment des outils de restructuration tels que l’administration peuvent les aider à redresser leur activité et à éviter de recourir à la liquidation.

Combien d’entreprises en situation d’insolvabilité ont pu être sauvées et combien n’ont pas été sauvées dans le cadre des cas qui vous ont été confiés ?

Nous avons tendance à représenter les créanciers plutôt que les débiteurs. Dans de tels cas, nous avons contribué à la restructuration des prêts ou des dettes. Certaines de nos responsabilités incluent la demande auprès des tribunaux d’une mise sous séquestre, un recours qui aide les créanciers à récupérer leurs dettes tout en prenant en compte les dettes de la société, ce qui contribue à prévenir l’insolvabilité. Nous assistons également les créanciers dans la soumission de leurs réclamations au tribunal avant le déclenchement des procédures d’insolvabilité.

Au cours des trois dernières années, nous avons conseillé et assisté dans le processus de liquidation d’au moins trois entreprises.

Historiquement, nos nominations en tant qu’administrateurs pour des entreprises en difficulté financière sont intervenues à des stades déjà critiques, ce qui a rendu plus difficile la recherche de solutions viables en raison du niveau élevé d’endettement atteint à ce moment-là.

Cependant, il n’est pas toujours garanti de trouver une solution. Dans un cas particulier impliquant une entreprise de Global Business, une solution viable a été proposée aux créanciers. Malheureusement, ils ont rejeté la proposition, ce qui a conduit à la liquidation forcée de l’entreprise.

Il est envisageable que si une procédure de restructuration échoue, la prochaine étape soit la liquidation. Combien d’entreprises qui vous ont été confiées ont malheureusement abouti à cette situation ?

Nous avons également eu trois cas d’administration où les créanciers ont voté, lors des réunions décisives, en faveur de la mise en liquidation des entreprises. Il n’est pas automatique qu’une solution présentée pour sauver une entreprise soit approuvée par les créanciers, car à la fin de la journée, les créanciers doivent voter sur l’avenir de l’entreprise lors de la réunion décisive, et la décision repose entre leurs mains.