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L’Afrique entre mémoire réparée et réalités brutes
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L’Afrique entre mémoire réparée et réalités brutes
Une semaine est passée depuis l’Africa Day. Les drapeaux ont été rangés, les messages institutionnels aussi. Les conférences sur la justice réparatrice ont fait le plein, les mots ont coulé à flots – comme ils savent si bien le faire sur notre île. On a parlé d’archives, de réparations, de continuité historique. On a cité Rothschild, l’indemnisation des colons et esclavagistes, les esclaves qui ont eu un prix mais pas de pardon, la difficile cohabitation entre les descendants. Et l’Afrique, cette Afrique plurielle, cette Afrique continentale, cette Afrique originelle, on l’a évoquée avec respect, gravité et parfois, avec une étrange dose de romantisme.
Mais il est temps de sortir du langage des cérémonies pour regarder l’Afrique telle qu’elle est. Non pas pour la dénigrer, mais pour la comprendre. Pour l’aimer, peut-être, sans l’idéaliser. Car trop de Mauriciens, trop d’investisseurs, trop de diplomates s’y rendent encore comme on entre dans un roman – persuadés d’y trouver le destin, l’or et l’altérité.
Or, l’Afrique est tout sauf un décor. Elle est complexe, souvent tragique, parfois magnifique. Elle n’est pas une, mais cinquantequatre ou cinquante-cinq pays. Elle parle au moins trois mille langues, rêve sous mille soleils, mais sa mémoire est lourde, son présent éclaté, son avenir, pas suffisamment tracé, demeure incertain. Oui, le continent progresse. Oui, il invente, il résiste, il s’organise. Mais que ceux qui le voient comme un Eldorado relisent les chiffres du réel. Et surtout, qu’ils se méfient de leur enthousiasme.
On parle d’un continent «prometteur» car les taux de rendement y sont plus élevés. Mais on oublie que ces rendements sont liés à des risques vertigineux. Que la réussite y est souvent l’exception, pas la norme. Et que les pertes, dans ce jeu à somme incertaine, sont tues, effacées, rendues invisibles.
Le réveil économique africain des deux dernières décennies a été largement alimenté par des puissances extérieures – Chine en tête – venues chercher non pas des idées ou des humanités, mais du minerai, du pétrole, de l’uranium. L’Afrique a fourni. Le monde a encaissé. Et une bourgeoisie urbaine s’est créée, certes. Mais pendant ce temps, des millions d’enfants marchaient encore pieds nus, des jeunes se noyaient en Méditerranée et des régimes prédateurs s’accrochaient au pouvoir comme à une rente.
L’Afrique, c’est aussi le continent des longues nuits dictatoriales qui hantent toujours le présent : Bongo, Mobutu, Mugabe, Biya, Kadhafi, Habré, Amin Dada… La liste est interminable. Elle hante l’histoire postcoloniale. Mais elle est bien réelle. Comme sont réelles les villes sans égouts, les flying toilets des bidonvilles, les maladies oubliées qui tuent encore. Comme sont réels les génocides récents, les enfants soldats, les mutilations génitales, les viols stratégiques, les enlèvements, les trafics de diamants, de coltan, d’êtres humains.
Cela ne signifie pas que tout est perdu. Ni que l’Afrique ne vaut pas qu’on s’y engage. Mais cela signifie qu’il faut y aller les yeux ouverts, sans lunettes roses. Car derrière le potentiel, il y a une vérité : l’Afrique est dure. Elle demande du courage, du temps, de la constance. Pas des slogans ou de discours trop académiques.
Et nous, à Maurice ? Nous nous comparons à l’Afrique pour mieux nous rassurer. C’est vrai que nous avons échappé à bien des dérives. Nos institutions, parfois défaillantes, ont quand même tenu. La presse, l’opposition, la société civile ont empêché l’irréparable. Mais doit-on vraiment continuer à se valoriser uniquement en se comparant au continent ? Est-ce cela notre horizon politique ?
Les Mauriciens qui quittent leur pays – et ils sont nombreux – ne s’exilent pas à Lagos, Kampala ou Kinshasa. Ils vont à Londres, Paris, Montréal ou Washington, DC, voire Bruxelles (même si la Belgique a coupé des mains congolaises pour récolter le caoutchouc). Pourquoi ? Parce que là-bas, il y a des routes, des droits, un État. Et peut-être aussi, une mémoire assumée.
Dans les débats sur la réparation historique, on parle aujourd’hui d’un impératif moral : reconnecter les descendants d’esclaves à leurs racines. Non pas par l’argent seulement, mais par la mémoire. Par les archives. Par les noms. Par la lignée. Par ce fil invisible qui rend à chacun sa place dans l’histoire. Ce travail-là est immense, silencieux, lent, mais fondamental. Il répare ce qui ne peut être indemnisé.
Mais alors, pendant qu’on fouille les archives et qu’on restitue les objets, que fait-on de l’Afrique vivante ? Celle qui saigne encore ? Celle des putschs, des milices, des accords secrets, des dettes odieuses ? Celle qu’on ne célèbre pas dans les forums culturels ?
Le 25 mai est passé. Il faut continuer. Car la justice pour les descendants ne peut être un thème d’un jour. Elle est un combat d’une vie. Et elle commence peutêtre par un acte simple : regarder l’Afrique en face, sans maquillage, sans apologie, sans paternalisme. Elle commence par ce moment de silence entre deux vagues, quand le cœur, tout à coup, comprend le poids de la mer…
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