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Le corps calciné de la République
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Le corps calciné de la République

Navin Ramgoolam annonce qu’on fera appel à l’assistance étrangère pour élucider, entre autres, les circonstances de la mort de Soopramanien Kistnen, activiste du MSM, retrouvé calciné le 18 octobre 2020.
Il est des affaires qui, par leur nature même, débordent le cadre du fait divers pour venir hanter la conscience d’une nation tout entière. Quatre ans après la découverte du corps de Soopramanien Kistnen dans un champ de cannes, quelque part entre les ombres de Telfair et les arrière-cours du pouvoir, c’est une République entière qui attend encore de comprendre comment un modeste agent politique a pu devenir l’otage, puis la victime sacrificielle, d’un système qui se nourrit de ses propres secrets.
À Maurice, l’assassinat a toujours eu quelque chose de rudimentaire. Mais ce crime-là porte une signature différente : celle des bureaux capitonnés, des appels passés à voix basse, des expertises médicales apparemment commandées sur mesure, et des enquêtes rédigées comme des scénarios. Dès le départ, l’affaire Kistnen a révélé, non pas seulement une défaillance institutionnelle, mais une orchestration minutieuse de l’oubli. Classer l’affaire comme un suicide n’était pas une erreur, c’était une méthode.
Sous la cendre des cannes brûlées, il n’y avait pas qu’un corps. Il y avait un message. À travers les conclusions hâtives du Police Medical Officer, le silence prudent de certains journalistes, les oublis soudains des caméras de Safe City, les convocations annulées et les expertises escamotées, ce sont des pans entiers de l’État qui apparaissaient en filigrane. Le meurtre de Kistnen n’était pas un acte isolé, mais le produit d’une fabrique où la protection des puissants s’imprime en filigrane sur chaque document officiel.
Il a fallu la ténacité d’une veuve et la persévérance d’une poignée de justiciers improvisés pour que l’affaire remonte à la surface. Pendant que la police tentait de refermer le dossier sous des couches de poussière administrative, des mouches, elles, s’affairaient à livrer les vérités qu’aucun officier ne voulait entendre. Sur la nuque de Kistnen, elles avaient pondu des œufs, indifférentes aux faux certificats et aux combines d’autopsie. La science des morts contredisait la parole des vivants.
Cette affaire, aujourd’hui relancée sous la fébrilité d’un pouvoir aux abois, raconte tout ce qu’il faut savoir sur l’état de la République mauricienne. Ce pays, qui se rêvait démocratie modèle de l’océan Indien, a laissé pousser à ses pieds une racine vénéneuse, celle de l’impunité en réseau. Derrière chaque appel d’offres douteux, chaque contrat d’État accordé à la sauvette, chaque garde du corps promu par fidélité clanique, il y a la silhouette de Kistnen, errant entre les champs de cannes et les arrièrecuisines du pouvoir.
Les mots du Premier ministre, cette semaine à l’Assemblée, sonnent comme une gifle de rappel. Quatre ans après, changement de langage : le chef du gouvernement concède que l’enquête fut bâclée, que la police fut manipulée, que la vérité fut étouffée sous des couches de mensonges. Mais la vérité n’appartient plus aux palais officiels. Elle court dans les rues, elle s’imprime sur les pancartes, elle brûle dans les regards de ceux qui refusent d’oublier.
L’affaire Kistnen, ce n’est plus une enquête criminelle, c’est une autopsie politique. Elle révèle ce que nous savions déjà, mais que nous feignons de découvrir : à Maurice, la vérité a un prix et ceux qui la cherchent finissent souvent pieds nus, abandonnés dans un champ de cannes. Tant que cette vérité-là ne sera pas rendue, c’est tout le corps de la République qui restera calciné.
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