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Décryptage

Le principe d’excès de précaution

31 janvier 2024, 10:10

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En météorologie comme en économie, la situation réelle est parfois éloignée de ce que disent les prévisions officielles. Cela n’aide pas à redorer l’image des prévisionnistes, régulièrement décriée. La météorologie n’a pas pour fonction de rendre la prévision économique respectable, d’autant qu’elle vient de jouer un très mauvais tour à l’économie mauricienne en lui faisant perdre des milliards de roupies. Face aux risques de catastrophe naturelle, il faut raison garder, au lieu de faire la poule mouillée.

Ayant subi une pluie de critiques sur sa gestion du passage du cyclone Belal, les autorités ont fait preuve, une semaine plus tard, d’un «excès de prudence», pour citer l’industriel François de Grivel. Elles ont eu la faiblesse de décréter un congé forcé pour les fonctionnaires en l’absence de conditions cycloniques (alerte 2), puis de les sommer d’aller travailler quand la candide dépression tropicale était alors bien plus proche des côtes du pays. Comme quoi elles ont mis en pratique, dans l’à-peu-près, le principe de précaution, qui est de s’abstenir de mener certaines actions. Pour les syndicalistes, il aurait dû s’appliquer aussi aux travailleurs du secteur privé.

Dans la vie, le risque zéro n’existe pas, et il n’y a pas d’action humaine sans risque. Si l’on craint d’être renversé par un automobiliste en traversant la rue, autant rester chez soi. Faut-il, encore et toujours à l’approche d’un cyclone, que les autorités nous implorent de prendre des précautions d’usage pour que nous le fassions ? Incroyable infantilisation qui témoigne du déclin du sens de la responsabilité individuelle dans une société biberonnée à l’État-providence, avec ses inconséquences économiques. Même le journal «Week-End», qu’on ne peut soupçonner de néo-libéral, déplore «le trop d’État», entre les mains duquel se trouve la vie des Mauriciens.

Il n’est pas irrationnel d’être très craintif à propos de certains risques associés à des répercussions dramatiques, même s’ils sont à faibles probabilités. Mais la solution ne viendra pas du réglementaire ni du politique. Car, ne disposant pas d’informations et de connaissances parfaites, même avec l’aide de l’intelligence artificielle, personne ne peut prédire le futur avec certitude. Dès lors, il faut une approche appropriée du rôle du risque dans la prise de décision.

Pour Nassim Taleb, expert en complexité, le principe de précaution doit être réservé aux risques systémiques, ceux qui ne peuvent pas être soumis à l’analyse classique coûts-bénéfices. Il s’agit des risques qui sont multiplicatifs et généralisés, de nature à s’étendre à grande échelle, voire à se propager à l’ensemble de la planète, telles les pandémies. Sinon, ce serait abuser du principe de précaution que de l’appliquer à une situation qui ne présente pas des risques de contagion.

Dans le contexte d’une petite île, le principe de précaution peut quand même être appliqué à bon escient. L’utiliser à tout bout de champ est susceptible de fragiliser une société déjà surexposée au conservatisme. L’approche précautionniste n’a pas lieu d’être si la matérialisation des risques reste limitée, si elle peut être circonscrite à un endroit précis. L’approche coûts-bénéfices que privilégie le patronat demeure pertinente tant qu’un phénomène n’a qu’un impact localisé, tant qu’il ne cause pas des dommages étendus et irréversibles, tant qu’il ne menace pas la société dans sa globalité. Le CEO de Business Mauritius a raison d’appeler à «gérer le changement climatique avec une certaine agilité».

Comportement de précaution

Face au dérèglement climatique, certains comptent sur les autres pour respecter des normes de prudence, et ils s’en dispensent eux-mêmes. Ils agissent ainsi comme les passagers clandestins de la théorie économique, ceux qui bénéficient d’une chose sans en payer le prix. Devant l’égoïsme du «free rider», comme c’est par une attitude responsable que l’individu peut internaliser les coûts de la prudence, il incombe au politique d’inciter à la responsabilité. Faire appel à la prudence, c’est bien ; faire payer le prix de l’imprudence, c’est juste.

Lorsqu’il s’agit de distribuer de l’argent, le gouvernement actuel ne se fait pas prier. On comprend parfaitement qu’il dédommage les victimes des inondations, mais moins le fait que les dédommagements ne font pas de distinction entre propriétaires de véhicules assurés tous risques et propriétaires de véhicules couverts par une assurance au tiers. Ce n’est pas parce que les gains politiques des hausses salariales se sont dilués dans les eaux torrentielles qu’il faut ignorer l’aléa moral. Cette notion, dans le domaine de l’assurance, consiste à maintenir une part de risque à la charge des assurés afin qu’ils gardent une conduite prudente. Indemniser les automobilistes à n’importe quel prix avec les deniers du contribuable, c’est les encourager à une prise de risque moins maîtrisée, dans un pays où les routes sont meurtrières.

Le gouvernement aime se montrer paternaliste pour gagner des votes, mais c’est là faire injure aux Mauriciens qui ont un comportement de précaution en matière économique. Après l’augmentation fulgurante des dépenses publiques à un niveau record de 40,8 % du PIB en 2020-21, on note, par rapport au PIB, une chute de la consommation privée, de 73,1 % en 2021 à 67,6 % en 2023, et un bond de l’épargne domestique, de 9,7 % à 18 %. Voilà qui soutient le théorème d’équivalence ricardien, formulé par Robert Barro : les ménages intègrent dans leur contrainte budgétaire les impôts futurs qui rembourseront les emprunts publics, et donc toute dépense de l’État est compensée immédiatement par de l’épargne, ce qui annule tout effort de relance.

Du reste, suivant Keynes, plus les revenus des gens augmentent, plus ils souhaitent détenir de la monnaie par motif de précaution. La demande de monnaie a crû avec le revenu, vu la hausse de 17 % de la quantité de monnaie en circulation (des encaisses détenues par les agents économiques) entre novembre 2021 et novembre 2023. Si actuellement les Mauriciens demandent de la monnaie (plutôt que des produits ou des titres) pour motif de précaution, c’est davantage pour se prémunir des risques que pour saisir des opportunités.

La prudence fait avancer l’économie sainement, l’excès de précaution nous ralentit collectivement.