Publicité

Koomaren Viken Vadeevaloo

«L’empathie doit surpasser les jugements gratuits sur les pauvres»

7 janvier 2024, 21:00

Par

Partager cet article

Facebook X WhatsApp

«L’empathie doit surpasser les jugements gratuits sur les pauvres»

Koomaren Viken Vadeevaloo, directeur exécutif d’Adolescent Non Formal Education Network (ANFEN).

Pouvez-vous rappeler les valeurs de ce réseau pour les adolescents ?

ANFEN est un réseau de 21 ONG au service d’un millier d’adolescents qui n’ont pas eu un parcours scolaire facile de par leurs conditions psychosociales et psychoémotionnelles et, dans certains cas, ils ont des troubles du langage, troubles de l’écriture voire d’apprentissage. Avec un esprit d’engagement, d’équipe, de respect et d’écoute nous optons pour une pédagogie de l’amour afin d’apporter notre contribution dans la vie d’une jeunesse en souffrance et souvent rejetée car incomprise. Nous sommes au cœur d’un combat contre la pauvreté qui nécessite une solidarité inconditionnelle.

Quel regard jetez-vous sur l’évolution d’ANFEN depuis sa création en 2000 ?

Cette ONG a 23 ans d’expérience dans l’accompagnement des jeunes qui n’adhèrent pas à un système d’éducation conventionnelle et finissent dans la rue. Sans avoir la prétention de remplacer l’éducation nationale, en l’an 2000, avec trois centres de formation, les fondateurs du réseau ANFEN ont commencé un travail de développement communautaire à travers un rattrapage scolaire pour favoriser l’insertion sociale de nos jeunes. Les moyens étaient modestes mais la volonté de combattre l’exclusion sociale y était forte. Nous avons accompagné plus de 15 000 jeunes en 23 ans et nous estimons que ça a été un travail légitime et constructif. ANFEN a transitionné de pourvoyeur de services en une fédération plus axée, stratégiquement, sur le développement des capacités des centres affiliés dans les domaines de la pédagogie, de l’accompagnement social, du psychosocial et de l’employabilité.

Au début, la pédagogie inclusive n’était qu’une partie de la formule. Nous avons ensuite introduit l’accompagnement psychosocial avec des counsellors, psychologues, psychiatres afin de pouvoir mieux comprendre les maux de nos jeunes. L’équilibre sur le plan psychologique et émotionnel est capital dans la vie d’un adolescent et ceux de nos centres ne sont pas des exceptions.

Nous avons pu constater que cette approche favorise le bon développement du jeune et de son intégration. Nous sommes allés plus loin et nous avons, en 2016, demandé un rapport indépendant pour mesurer l’impact d’ANFEN et les besoins des adolescents inscrits chez nous.

C’est là que nous avons développé notre secteur d’employabilité à la demande de nos jeunes. Nous avons un Basic Employability Skills Programme qui permet aux jeunes de comprendre le monde du travail afin d’atténuer le choc culturel pour mieux s’intégrer. La pauvreté les pousse dans le monde du travail prématurément. Nous avons aussi développé un centre de formation technique, l’École culinaire Aline Leal, afin de donner la chance à nos jeunes de passer un examen certifiant par l’État, le National Certificate 3 (NC3) in Food Production.

ANFEN a mis en place son centre de formation enregistré auprès de la Mauritius Qualifications Authority (MQA) pour dispenser des formations pédagogiques aux formateurs de nos 21 centres, à nos travailleurs sociaux, nos counsellors et psychologues. D’autres ONG engagées dans l’accompagnement des jeunes ont aussi participé quand certaines formations thématiques étaient plus larges.

Grâce aux formations/accompagnements que vous offrez combien d’adolescents ont pu à ce jour reprendre leur vie en main ?

Nous ne pouvons pas avoir la prétention que notre intervention auprès des jeunes brisés, que l’on récupère à 12 ans, les rend infaillibles. Reprendre sa vie en main n’est pas une chose facile car beaucoup de facteurs peuvent rattraper un jeune dans des conditions difficiles. Il faut une chaîne de solidarité continuelle et en synergie avec d’autres personnes et organisations, sans oublier les entreprises.

Toutefois, nous pouvons que constater que nos apprenants restent jusqu’à la fin de leur cycle, soit à 16 ou 17 ans, s’il n’y a pas de facteurs familiaux et sociaux qui les bousculent. Il y a un changement dans le comportement et leur résilience. Notre action est bien d’offrir d’autres perspectives à une jeunesse qui a abandonné l’école et qui choisit de rester à l’écart du système, exposée aux dangers de la rue.

Les moyens n’ont pas été à notre portée pour pister tous les jeunes que nous avons connus. Un jour, il faudra investir, mais c’est bien qu’aujourd’hui avec les fonds de la National Social Inclusion Foundation (NSIF) les ONG puissent aspirer à se développer et ne pas se cantonner à faire de l’opérationnel.

Quel impact a eu la pandémie sur vos activités ? Et comment vous êtes-vous relevé ?

Il y a eu un impact sur des jeunes qui ont été forcés à travailler pour subvenir aux besoins de leurs familles. Nous avons aussi constaté que d’autres qui nous rejoignent. Il y a une stabilité depuis 2021 et 2022.

Le nerf de la guerre reste les finances. ANFEN fait partie des ONG sous la catégorie Projet continu auprès de la NSIF et nous avons obtenu l’aide nécessaire pour être stable.

Certains professionnels sont difficiles à recruter dans cette période et nous avons passé une année en recrutement. Nous avons eu à revoir les packages salariaux afin d’attirer les talents.

Quel constat faites-vous de 2023 ?

C’est un bilan positif. C’est une année qui marque la fin des chantiers avec le développement de l’École culinaire Aline Leal. Le recrutement a été incessant pour la première fois sur les dix dernières années. Ça a certainement ralenti l’ensemble de nos opérations. C’est le prix à payer quand une organisation est dans une phase d’expansion. Nous serons en mesure de consolider les choses avec les nouveaux membres de notre équipe en 2024. Il faut une plus grande équipe pour plus d’impact.

Que souhaitez-vous améliorer au sein d’ANFEN ?

Nous renforçons nos propres capacités pour deux raisons principales, premièrement pour être davantage efficace en faisant les ajustements structurels, administratifs et techniques nécessaires. Une organisation qui se respecte a le devoir de se donner les moyens pour atteindre ses objectifs et de s’améliorer pendant le processus. Deuxièmement, nous croyons dans la recherche et le développement et nous voulons que notre approche pédagogique et psychosociale puisse se reposer ou s’inspirer des faits scientifiques. Cela permettra d’atteindre des objectifs plus ambitieux pour que cette partie de la jeunesse mauricienne puisse trouver un emploi et faire carrière. C’est un devoir civique car l’État n’a pas toutes les ressources.

Quels sont vos projets pour 2024 ?

Avec l’évolution que nous avons connue ces trois dernières années, nous souhaitons renforcer nos opérations en implémentant un système de gestion inspiré des standards ISO 9001. Nous sommes convaincus que les politiques et procédures bien rodées ont leurs places au sein des ONG pour assurer un service de qualité.

Nous réfléchissons avec une consultante en psychosocial à renforcer les capacités des centres et de l’ensemble de leur personnel pour mieux encadrer nos jeunes. Sur le plan pédagogique, nous avons le support de l’ambassade de France et d’une consultante pour offrir d’autres formations. C’est très passionnant et prometteur.

Nous souhaitons faire cause commune avec l’État pour que nos centres puissent offrir des formations de NC2 à tous ceux qui sont en dehors du système et les réintégrer par la suite dans le Mauritius Institute of Training and Development (MITD).

Avez-vous un message pour le public ?

Il ne faut pas confondre les faux pauvres et les vrais, ceux qui sont en mode survie et qui ne peuvent pas réfléchir clairement, qui ont un mental fatigué et une charge émotionnelle trop forte qui les sabotent. La pauvreté n’est pas qu’économique, elle pèse sur l’humain et le plonge vicieusement dans la détresse. L’empathie et l’action doivent surpasser les jugements gratuits.

À tous les anciens pauvres devenus ministres ou patrons d’entreprises, vous ne vous en êtes pas sortis seuls. Pensez à toutes ces bonnes âmes qui vous ont tendu la main pour vous créer des opportunités dès votre jeunesse. Ceux qui ont apaisé votre souffrance et qui vous ont donné le goût de continuer. La chaîne doit continuer, avec vous aussi, et comme des modèles, pour inspirer une vraie mouvance solidaire à Maurice.