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L’impossible séparation des pouvoirs

27 juillet 2025, 06:42

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Un deadlock institutionnel silencieux mais redoutablement révélateur. D’un côté, une liste d’avocats à élever au rang de Senior Counsel, fruit des recommandations de la cheffe juge Rehana Mungly-Gulbul, comme le veut la tradition judiciaire. De l’autre, un exécutif qui refuse de contresigner, piqué au vif par certains noms, qui ne lui siéraient pas ou qu’il voudrait peut-être inclure, dont un ou deux ministres. Et, au centre de ce duel feutré, une présidence, qui se retrouve prise dans une torsion constitutionnelle.

Ce n’est pas la première fois que le processus de nomination des Senior Counsels suscite des grincements de dents. Mais cette fois, la tension est d’une autre nature : elle dépasse la sphère judiciaire pour poser une question fondamentale sur la nature réelle de notre démocratie. Peut-on encore parler de séparation des pouvoirs à Maurice quand l’un peut bloquer l’autre en toute impunité ? Quand la balance institutionnelle devient un bras de fer ?

Ce qui se joue ici est plus grave qu’une querelle de noms. Selon plusieurs sources concordantes, la liste transmise par le judiciaire comprend des avocats de longue date, reconnus pour leur mérite mais aussi des profils jugés trop marqués politiquement, voire trop indépendants. À l’inverse, l’exécutif aurait soufflé d’autres noms, y compris ceux de ministres actuels, qui ne pratiquent plus depuis novembre 2024. Le judiciaire refuse. L’exécutif campe. Et le président observe, paralysé entre ses fonctions de garant de la Constitution et sa nomination par ceux-là mêmes qu’il devrait contrôler.

Le résultat ? Une situation de blocage institutionnel où chacun revendique la légitimité de sa prérogative. Or, ce conflit révèle surtout une vérité plus amère : à Maurice, la séparation des pouvoirs est un idéal souvent invoqué mais rarement respecté.

La doctrine de la séparation des pouvoirs, théorisée par Montesquieu, ne vise pas à diviser pour diviser, mais à organiser pour mieux garantir les libertés. Elle repose sur un triptyque : un exécutif qui gouverne, un législatif qui légifère, un judiciaire qui arbitre. L’idée est simple : aucun pouvoir ne doit pouvoir s’emparer de l’autre.

Dans notre Constitution, cette séparation est gravée dans le marbre. Mais dans la pratique, les choses se brouillent. Le judiciaire n’a ni budget propre, ni réelle autonomie administrative. Le Directeur des poursuites publiques lui-même, bien que constitutionnellement indépendant, se heurte parfois aux pressions des sphères politiques. Le judiciaire peut proposer une liste mais ne peut rien faire sans l’aval final du gouvernement. L’exécutif, lui, peut bloquer les promotions, en toute discrétion.

Cette asymétrie tue l’esprit de la Constitution. Et quand les pratiques prennent le pas sur les principes, on glisse doucement vers une république où le pouvoir est concentré, verrouillé, verrouillant.

La présidence, en théorie rempart neutre, se retrouve dans une position impossible. D’un côté, elle reçoit les recommandations du judiciaire. De l’autre, elle dépend du bon vouloir de l’exécutif pour sa propre légitimité. Coincée entre devoir constitutionnel et loyauté politique, la fonction présidentielle devient ornementale, quand elle devrait être arbitrale.

Certes, l’article 28(1)(b) de notre Constitution fait du président le garant de notre loi suprême. Mais combien de fois ce rôle est-il activé en toute indépendance ? Rarement. Et ce silence devient pesant lorsqu’il s’agit d’arbitrer un désaccord aussi fondamental.

Derrière cette impasse se cache aussi une autre réalité : la suspicion grandissante envers les nominations dites «au mérite». Depuis des années, la nomination des Senior Counsels est critiquée pour son opacité, ses logiques de réseau, de clan, de proximité politique ou affective. Or, c’est justement pour restaurer la confiance dans l’institution judiciaire que cette procédure devrait être irréprochable.

En bloquant la liste parce qu’elle ne contient pas les noms que l’on souhaiterait y voir figurer, on envoie un message inquiétant : le mérite ne suffit plus, il faut plaire. La compétence technique se voit supplantée par la convenance politique. Et à terme, c’est toute la crédibilité du barreau qui en souffre.

Cette crise n’est pas conjoncturelle. Elle est structurelle. Elle montre que nos institutions n’ont pas les garde-fous nécessaires pour empêcher l’un des pouvoirs d’empiéter sur les autres. Elle montre aussi que notre démocratie, souvent vantée, est encore fragile. Ce n’est pas en édictant de beaux principes dans une Constitution qu’on les garantit : c’est en les respectant, surtout lorsqu’ils dérangent.

Aujourd’hui, il ne s’agit pas seulement de publier ou non une liste d’avocats. Il s’agit de savoir si Maurice a encore le courage de faire vivre ses principes fondamentaux. Ou si elle préfère les enterrer sous des compromis silencieux. Car à force de bloquer les contre-pouvoirs, c’est l’État de droit que l’on étouffe.

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