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Scène de vie
L’Intensive Kerala Unit
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Scène de vie
L’Intensive Kerala Unit

Il y a des moments où l’île Maurice vous révèle ses secrets les plus inattendus, comme un fruit tropical qui dévoile sa chair sucrée sous l’écorce rugueuse. C’est ce qui m’arrive ce matin, dans les couloirs feutrés de Wellkin, où résonne un étrange mélange de langues dravidennes et de créole mauricien.
L’Intensive Care Unit. Ces trois mots anglais claquent comme un verdict dans l’air conditionné de l’hôpital. Ici, entre les murs blancs et les machines qui ronronnent leur litanie électronique, se joue le dernier acte de bien des existences. Et pourtant, quelle surprise ! Ce théâtre de l’extrême urgence s’est transformé en une enclave du Kerala, cette terre lointaine de l’Inde du Sud où les cocotiers caressent les backwaters et où la médecine ayurvédique puise ses racines dans la nuit des temps.
Litha ajuste sa blouse blanche avec la précision d’un horloger. Ses gestes, fluides comme la danse Kathakali de sa région natale, accompagnent le patient vers cette frontière incertaine entre vie et mort. À ses côtés, Bala surveille les écrans clignotants avec la patience d’un pêcheur qui attend que le poisson morde à l’hameçon. Et Rishwan, dont le sourire illumine son visage comme un phare dans la tempête, murmure quelques mots de réconfort en créole approximatif mais si authentique :*«Kouman ou senti zordi ? Mo pou gard ou bien.»
«Venise de l’Orient»
Comment ces fils du Kerala ont-ils échoué sur notre rocher perdu dans l’océan Indien ? Le mystère n’en est pas vraiment un. Dans cette mondialisation qui brasse les destins comme un cari mélange ses épices, les compétences voyagent plus vite que les hommes eux-mêmes. Le Kerala, cette «Venise de l’Orient» où l’alphabétisation frôle les cent pour cent, a toujours cultivé l’excellence médicale comme d’autres cultivent le riz ou les épices. Et Maurice, notre île aux mille talents mais aux mains parfois liées par le manque de formation spécialisée, a tendu les bras à ces anges gardiens venus du sous-continent.
Il y a quelque chose de bouleversant dans cette géographie humaine qui se redessine au chevet des malades. Ces Keralais, qui ont quitté leurs backwaters parfumées de cardamome pour les lagons turquoise de Maurice, apportent avec eux cette philosophie millénaire où soigner n’est pas seulement réparer un corps, mais apaiser une âme. Leurs mains, habituées aux massages à l’huile de coco et aux décoctions de plantes sacrées, se sont adaptées aux seringues et aux perfusions, mais elles gardent cette douceur particulière, cette attention qui fait qu’un soin devient une caresse.
Dans les familles mauriciennes qui veillent leurs proches, on voit naître une reconnaissance particulière. Madame Lallah, dont le mari lutte contre un infarctus, ne tarit pas d’éloges : *«Ces docteurs indiens-là, ils ont le cœur sur la main. Comme si c’était leur propre papa qu’ils soignent.» *Et c’est vrai que dans leurs yeux sombres passe parfois l’ombre d’un père ou d’une mère restés au pays, dans quelque village de pêcheurs de Cochin ou de Trivandrum.
L’ICU de Wellkin est devenu, sans le crier sur les toits, un laboratoire de cette nouvelle Maurice qui se dessine. Une Maurice où les frontières s’estompent, où les compétences voyagent librement, où un malade mauricien peut trouver dans le sourire d’un soignant keralais l’écho de cette humanité universelle qui nous unit tous.
Car au final, qu’importe que Litha vienne de Kochi ou que Bala ait grandi dans les rizières d’Alappuzha ? Dans cette chambre où bat faiblement le cœur d’un patient, dans ce couloir où une famille prie en silence, il n’y a plus ni Indiens ni Mauriciens. Il n’y a que des êtres humains qui prennent soin d’autres êtres humains, avec cette simplicité bouleversante qui fait que la médecine, par-delà toutes ses technicités, reste avant tout un art de l’amour.
Et quand Rishwan, en fin de garde, enlève sa blouse et regarde par la fenêtre ces montagnes mauriciennes qui lui rappellent peut-être les Ghats occidentaux de son enfance, on comprend que l’exil n’est parfois qu’un autre nom pour l’enracinement. Car ces Keralais de Wellkin ne sont plus des étrangers sur notre île. Ils en sont devenus, à leur manière discrète et efficace, les gardiens silencieux.
L’Intensive Kerala Unit : un nom que personne ne prononce, mais que chacun comprend. Dans cette île Maurice en perpétuelle mutation, voilà bien l’une des plus belles histoires de métissage qui soit. Celle qui se écrit non pas dans les livres d’histoire, mais au chevet des malades, dans le silence feutré d’un hôpital où se mélangent les prières de toutes les religions et où résonne, comme un mantra apaisant, cette vérité simple : soigner, c’est aimer.
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