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Interview
Patrice Robert : «L’énergie est un levier de transformation économique, industrielle et environnementale»
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Interview
Patrice Robert : «L’énergie est un levier de transformation économique, industrielle et environnementale»

Patrice Robert, Deputy Chief Executive Officer, IBL Ltd.
Nommé «Deputy CEO» d’IBL Ltd début juin, Patrice Robert plaide pour une gouvernance stratégique, un engagement collectif dans la transformation économique du pays, et un leadership responsable. Il revient sur les enjeux de l’économie bleue, de l’énergie, de la jeunesse, et sur le rôle structurant que peut jouer le secteur privé.
🔵 Faisons un bref récapitulatif de votre parcours, qui vous a mené d’abord à Accenture et DHL en Asie-Pacifique. Pourquoi et quand avez-vous décidé de rentrer au pays ? Était-ce un choix rationnel de carrière ou un engagement plus profond envers l’économie locale ?
Après dix ans passés à Singapour, je voulais faire autre chose, et puis l’opportunité s’est présentée : un poste de General Manager au sein d’IBL dans le secteur du Seafood. C’était un nouveau domaine qui présentait un certain nombre de défis… et j’avoue que j’ai été tenté de les relever. Je rentrais certes au pays, mais je restais dans un secteur totalement globalisé et tourné vers l’exportation. De plus, j’éprouvais une envie sincère de contribuer au développement de Maurice, à une époque où l’économie se réinventait. Et puis j’étais aussi heureux de retrouver mon environnement familial.
🔵 Vous opérez depuis 18 ans dans le groupe IBL, qui est présent dans une dizaine de métiers, et vous avez chapeauté de nombreux secteurs, allant du «retail» à la santé, de la construction à l’énergie. Dans une économie de plus en plus exposée aux risques systémiques, comment garantit-on une gouvernance efficiente dans un conglomérat aussi complexe ?
Il y a certes de nombreux métiers qui ont chacun leurs spécificités et cela entraîne, de facto, une complexité qui est réelle, mais il y a aussi de nombreux points communs qui viennent sceller le tout, en créant une certaine homogénéité et cela peut être un atout si elle est maîtrisée. Nous avons construit au fil des années une gouvernance à des niveaux multiples, avec des conseils d’administration solides, des structures rigoureuses de contrôle, et surtout une logique de filiales: chaque entité a une autonomie claire, tout en s’inscrivant dans une vision commune.
La clé dans un groupe aussi diversifié, c’est la cohérence stratégique. On ne peut pas tout piloter du centre, mais on peut aligner les principaux leviers : les priorités d’investissement, les politiques de ressources humaines (RH), les critères de performance, les principes ESG (environnement, social et gouvernance). Il faut aussi accepter que la gouvernance soit vivante, qu’elle évolue au rythme du contexte, des marchés, des talents.
🔵 Le Budget 2025-26 évoque une période de «rééquilibrage» budgétaire après des années d’expansionnisme fiscal. Le secteur privé doit-il accepter une nouvelle équation redistributive ?
Faut-il conditionner les incitations à l’effort social et environnemental ? Le challenge économique actuel auquel le nouveau gouvernement fait face est réel et la tâche n’est pas simple – nous nous sommes éloignés au fil des années d’une économie productive vers une économie de distribution et de consommation, ce qui est insoutenable dans le temps.
Le bon diagnostic a été posé ; apporter les bonnes solutions à cette complexité est désormais la véritable difficulté.
Il y a des attentes économiques, sociales, environnementales et générationnelles qui sont réelles et qui doivent être bien comprises. L’économie est un levier important qui peut fortement aider à aligner et équilibrer tout cela. Le véritable enjeu, cependant, est de bâtir un cadre qui incite à investir dans le long terme, dans la stabilité prévisionnelle, tant opérationnelle que fiscale. Une fiscalité attractive et quelque part légère, a toujours été la «marque de fabrique mauricienne», un atout majeur qui a su attirer l’investissement et les investisseurs étrangers et, surtout, les garder ici une fois installés.
La création récente d’un ministère, dont une des fonctions est la planifica- tion économique, est une bonne décision et est essentielle pour que cette transformation puisse se faire. Il s’agit de trouver un juste équilibre entre ces divers sujets : le pilotage de la stratégie et la coordination forte entre toutes les parties concernées vont être essentiels si on veut réussir ce pari. Si les différentes parties prenantes avancent en ordre dispersé, le risque d’échec devient réel. La communication fluide et sans relâche entre les instances gouvernementales elles-mêmes, le privé, les instances sociales et environnementales, vont être la clé de ce rééquilibrage. Le pays doit savoir utiliser les meilleurs talents pour construire l’avenir ensemble.
🔵 Maurice dispose de 3,2 millions de km² de zone économique exclusive – ZEE (avec les Chagos), mais cette ressource reste marginalisée dans nos comptes nationaux. Que manque-til pour transformer l’économie bleue en un levier stratégique, au-delà des effets d’annonce ?
Il est essentiel d’abord de renforcer certains fondamentaux avant de rêver à une économie bleue plus large. Réglons d’abord – et une fois pour toutes – le sujet de la productivité portuaire, déployons les meilleurs talents qu’on puisse trouver, mauriciens ou étrangers, à cette activité, véritable poumon d’une économie insulaire. Concentrons nos efforts communs sur les fondamentaux – le «back to basics».
Ensuite on pourra bien évidemment construire sur cette base, et aller plus vite, plus loin.
L’économie bleue ne peut pas se réduire à la pêche artisanale ou au tourisme côtier ou à la production thonière. Elle englobe les protéines marines, la biotechnologie, l’énergie… entre autres choses. Ce sont des secteurs lourds, complexes, mais porteurs de valeur ajoutée.
Chez IBL, nous avons investi dans le Seafood, dans la chaîne du froid et dans la valorisation des co-produits marins. Nous produisons des huiles, des farines, tant à Maurice qu’en Côte d’Ivoire où nous avons une usine dans la zone portuaire d’Abidjan. Nous sommes en fait présents à chacune des étapes de la chaîne de valeur thonière, à l’exception de la pêche. Maurice figure parmi les dix principaux exportateurs mondiaux de conserves de thon et nous avons encore enrichi ce modèle d’économie en ajoutant un nouvel élément : une usine de production d’énergie qui recycle les effluents de la conserverie de thon et de l’usine de farine et d’huile de poissons en biogaz. Cette énergie, produite par un processus de méthanisation, est utilisée par la conserverie et l’usine de farine, diminuant leur empreinte carbone et leur dépendance aux énergies fossiles.
Nous avons aussi un chantier naval, formi- dable outil industriel, qui permet de faire de la réparation navale pour tous les armateurs qui opèrent dans la région. Le chantier fait aussi de la construction navale, et emploie, à ce jour, plus de 750 personnes.
Enfin, poursuivons sans relâche le sujet de la durabilité, qui est à la base même d’une économie bleue. Je le dis si souvent, «no fish, no jobs» ! Chez IBL nous sommes convaincus qu’il est vital d’avoir une politique d’exploitation durable des ressources océaniques, afin que les générations futures puissent aussi bénéficier de ce que nous offre la nature. C’est pour cela que nous participons activement aux réunions de la CTOI (Commission des thons de l’océan Indien), aux côtés du gouvernement mauricien. Pour en revenir à la pêche, dans un contexte où on parle de l’importance de la sécurité alimentaire, il serait important de revaloriser le métier de pêcheur, notamment dans la pêche hauturière… non pas pour l’exploitation des lagons, mais pour que les Mauriciens puissent aussi embarquer à bord des bateaux industriels, dans un premier temps, avant de devenir eux-mêmes armateurs.
Il y a de moins en moins de navigateurs mauriciens… Maurice avait une marine marchande qui sillonnait les mers du globe avec à bord des bateaux un équipage principalement mauricien. Il faudrait encourager les jeunes à embrasser ce genre de carrières si nous voulons un jour avoir une économie bleue digne de ce nom.
🔵 Quelle lecture faites-vous aujourd’hui du potentiel africain pour les exportateurs mauriciens ? Le projet de ZLECAF (Zone de libre-échange continentale africaine) est-il une opportunité encore sous-exploitée ou un mirage institutionnel ?
L’Afrique est une réalité multiple. D’un côté, elle représente un potentiel immense en termes de demande, de population, de croissance. De l’autre, elle comporte des défis structurels : instabilités politique et réglementaire, manque d’infrastructures, complexité logistique.
Pour y réussir, il ne s’agit pas de dupliquer un modèle mauricien, mais de construire en partenariat avec les acteurs locaux. Cela implique d’investir, de partager les valeurs, de comprendre les écosystèmes. Chez IBL nous adhérons à une philosophie managériale qui dit que «we operate locally, internationally».
L’accord commercial du ZLECAF est un cadre prometteur. L’Afrique est en train de se structurer rapidement et les flux Sud-Sud sont réels et grandissants. Je suis appelé à aller au Kenya régulièrement, vu les nouveaux investissements que nous avons faits là-bas dans les secteurs du retail, du healthcare et de l’énergie, sans compter les investissements précédents, notamment dans le sucre. Je ne peux qu’être admiratif de ce tissu industriel dynamique et innovant. Le Kenya produit, exporte, et cet écosystème de l’Afrique de l’Est bouge, et vite. La croissance en Afrique de l’Est est deux fois supérieure à celle du reste de l’Afrique.
Il ne faut pas voir l’Afrique comme un eldorado immédiat, mais comme un engagement patient et stratégique qui s’inscrit dans le temps.
🔵 Le dernier vrai pilier économique structurant de Maurice remonte à plus de 20 ans avec le secteur du «Seafood». Nous vivons sur nos acquis… À quand le prochain pilier ? Quelle est votre vision sur la question ? Quel rôle peuvent jouer des acteurs privés comme IBL dans cette transition ?
Le secteur du Seafood ne doit pas être pris comme un «acquis». S’il est bien une industrie qui est complexe et où les challenges se multiplient, c’est celle de l’industrie thonière… Mais je pense que nous avons déjà, sans forcément en avoir pleinement conscience, un nouveau pilier économique en devenir – celui de l’énergie. Il mériterait toutefois d’être mieux structuré pour véritablement jouer son rôle.
L’énergie n’est pas seulement un besoin technique, c’est un levier de transformation économique, industrielle et environnementale. Et pour une île comme la nôtre, particulièrement exposée au changement climatique, la transition énergétique est à la fois un impératif et une opportunité. Les clients sont déjà ici, la capacité d’entreprendre, de bâtir et de créer, est ici aussi. Le privé a la capacité de cocréer, avec l’État, un pilier essentiel à toute l’économie. Je parlais plus tôt du besoin de coordination et d’alignement ainsi que du «back to basics». Comment créer de nouveaux piliers économiques si nous ne pouvons pas assurer une production énergétique stable, propre et performante ?
L’industrie énergétique est une opportunité pour les grosses, moyennes et petites entreprises et permettrait à tout le monde de participer à cette construction. Vous vous rappellerez probablement que, déjà à l’époque, Joël de Rosnay avait posé une vision d’indépendance énergétique pour l’île Maurice.
Pour cela, il faut un cadre efficient, clair, apolitique, qui permettrait à Maurice de se projeter sur 20 ou 30 ans.
Prenez par exemple les projets Carbon Neutral Industrial Sector Scheme (CNIS), qui permettent à un industriel de produire sa propre énergie.
Pour le groupe IBL, plus de Rs 1,2 milliard seront investies sur les deux prochaines années dans ces projets CNIS. Nous recrutons actuellement de jeunes ingénieurs, tout juste sortis de l’Université de Maurice, avec de l’énergie à revendre (sans jeu de mots!)
Ce pilier pourrait pallier temporairement les manques de débouchés pour certains talents techniques affectés par la baisse de la production manufacturière locale, qui, je l’espère, va bientôt rebondir dans le temps si nous déployons les bonnes stratégies.
Pour conclure, cela suppose une planification claire, des partenariats publics-privés bien structurés et une vraie vision nationale. Le privé pourrait jouer un rôle d’accélérateur, de financeur, et d’opérateur… C’est par des projets concrets qu’on bâtira ce nouveau socle.
🔵 Quel message souhaitez-vous adresser à la jeunesse mauricienne dans le contexte actuel du pays, où les attentes sociales, économiques et politiques sont fortes ? Peut-elle encore croire en un leadership éclairé, compétent, socialement responsable ?
C’est à notre génération de leur donner confiance. Sinon, qui le fera ?
Les jeunes sont à la recherche de modèles dans un monde de plus en plus virtuel, dans lequel TikTok, Instagram et les influenceurs définissent les nouveaux critères de réussite, qu’ils pensent être rapides et à moindre effort.
Les jeunes doivent donc être partie prenante de cette transformation : pas comme spectateurs, mais comme acteurs. Cela passe par l’éducation, bien sûr, mais aussi par l’audace d’entreprendre, de remettre en question, de se projeter dans des secteurs nouveaux, même risqués. Il faut les accompagner en les incitant à penser sur le long terme dans un monde où tout va très vite et qui ne s’intéresse qu’aux lendemains immédiats. C’est une bataille de tous les jours, mais nécessaire, que nous menons avec passion et à bras-lecorps chez IBL.
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