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Entretien

Prof Mervyn King : «Reconnaître l’interconnexion entre les développements géopolitiques et les facteurs économiques»

13 juin 2025, 18:00

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Prof Mervyn King : «Reconnaître l’interconnexion entre les développements géopolitiques et les facteurs économiques»

Prof Mervyn King, figure de renommée mondiale en matière de gouvernance d’entreprise

Le Professeur Mervyn King, ancien juge de la Cour suprême d’Afrique du Sud, analyse les bouleversements actuels de l’ordre mondial marqués par une instabilité croissante et une transition vers un monde multipolaire. Les conflits géopolitiques, la fragmentation des alliances économiques et le réajustement des chaînes d’approvisionnement bouleversent les paradigmes traditionnels de la mondialisation. Maurice, en tant que hub entre l’Afrique et l’Asie, doit se positionner comme un partenaire neutre, éthique et transparent, tout en investissant dans la coopération régionale, la durabilité et les compétences, afin de renforcer sa résilience face aux tensions croissantes dans l’Indo-Pacifique et en Afrique.

Comment évaluez-vous le climat géopolitique mondial actuel, notamment à la lumière des récents conflits et réajustements économiques ?

Nous assistons actuellement à une période de grande complexité géopolitique, marquée par une volatilité accrue. Nous passons d’un ordre post-guerre froide relativement stable à un monde multipolaire où le pouvoir est plus diffus. Les conflits en Europe de l’Est, au Moyen-Orient et dans l’Indo-Pacifique ont des répercussions bien au-delà de leurs frontières. Ces conflits ne sont pas uniquement militaires, mais aussi économiques et idéologiques, entraînant une reconfiguration des alliances et des relations commerciales.

Ces tensions s’accompagnent de réajustements économiques. Autrefois optimisées pour l’efficacité, les chaînes d’approvisionnement sont désormais repensées en termes de résilience et de sécurité, avec des pays et des entreprises qui diversifient ou relocalisent leur production. Sans oublier les politiques protectionnistes et les régimes de sanctions qui ajoutent aussi à cette incertitude. Toute cette turbulence remet en cause les notions traditionnelles de mondialisation et pousse les entreprises à repenser leur positionnement stratégique. Dans un contexte pareil, les conseils d’administration doivent adopter un état d’esprit qui intègre l’incertitude et la complexité. Ils doivent faire preuve d’agilité, anticiper l’avenir et s’appuyer sur de solides principes éthiques pour réussir à naviguer dans ce nouvel environnement. Pour pouvoir prendre des décisions éclairées, il est essentiel de reconnaître l’interconnexion entre les développements géopolitiques et les facteurs économiques, sociaux et environnementaux.

Quels sont les principaux risques géopolitiques que les conseils d’administration et les dirigeants d’entreprise devraient surveiller aujourd’hui ?

Le paysage géopolitique actuel est complexe et dynamique, présentant une multitude de risques que les conseils d’administration et les dirigeants ne peuvent se permettre d’ignorer. Ces risques dépassent largement l’instabilité politique traditionnelle et, maintenant, s’entrelacent profondément avec les dimensions économiques, technologiques, environnementales et sociales. D’abord, la fragmentation du commerce mondial et des alliances économiques représente un risque majeur. On voit l’effritement du système multilatéral de l’après Seconde Guerre mondiale, avec des blocs commerciaux, des droits de douane et des sanctions devenant plus fréquents. Cette fragmentation entraîne des perturbations des chaînes d’approvisionnement, une hausse des coûts et une incertitude liée à l’accès aux marchés – ce qui affecte directement la rentabilité et la planification. Les conseils d’administration doivent accorder une attention particulière à l’exposition de leurs chaînes d’approvisionnement et vérifier l’existence d’alternatives.

Ensuite, l’escalade de la concurrence entre puissances mondiales, notamment entre les États-Unis, la Chine, la Russie, l’Union européenne et l’Inde, crée dans une certaine mesure un environnement hautement instable. Cette concurrence ne se limite plus au domaine militaire ou diplomatique, mais s’étend aux sanctions économiques, au contrôle technologique, tel que la 5G et l’intelligence artificielle, voire à la cyberguerre. Dans ces luttes de pouvoir, ce sont les entreprises transnationales qui risquent d’être prises en otage. Puis, la cybersécurité et la souveraineté des données sont devenues des enjeux géopolitiques critiques. Les gouvernements cherchent de plus en plus à contrôler les flux de données, les infrastructures numériques et les technologies stratégiques. Les cyberattaques – parfois commanditées par des États – constituent des risques existentiels pour les opérations, la confiance des clients et la propriété intellectuelle. Les conseils d’administration doivent comprendre les dimensions géopolitiques de la cybersécurité : l’identification des acteurs potentiels de menace, les vulnérabilités de leur infrastructure et les conséquences possibles d’une brèche.

D’autre part, l’appropriation nationale des ressources et la compétition pour les ressources naturelles importantes sont en train de redéfinir les chaînes d’approvisionnement. La ruée vers les minerais essentiels aux technologies des énergies renouvelables, aux semi-conducteurs et aux batteries, tels que le lithium, le cobalt, les terres rares, alimente les tensions géopolitiques. Il se peut que les pays restreignent leurs exportations ou utilisent ces ressources comme levier dans les relations diplomatiques. Les conseils d’administration doivent anticiper ces risques et considérer la durabilité et l’approvisionnement éthique comme des priorités stratégiques. Il y a aussi les divergences réglementaires et la montée du protectionnisme qui créent des défis en matière de conformité. De différentes juridictions mettent en œuvre des normes variées sur l’ESG (NdlR, les critères environnementaux, sociaux et de bonne gouvernance), la vie privée numérique, la fiscalité ou les droits du travail. Cela requiert une gouvernance et une supervision juridique sophistiquées pour éviter les sanctions et les atteintes à la réputation lorsqu’on navigue à travers ces divergences.

Enfin, les troubles sociaux liés aux inégalités, aux impacts du changement climatique et à l’instabilité politique représentent des risques géopolitiques directs pour l’environnement opérationnel, la stabilité des effectifs et la demande du marché. Les conseils d’administration doivent intégrer la notion de licence sociale pour opérer, l’engagement des parties prenantes et les relations communautaires dans leur gestion du risque géopolitique. En résumé, les conseils d’administration doivent passer d’une vision des risques géopolitiques comme événements isolés à une compréhension systémique de facteurs interconnectés. Cela exige une veille stratégique continue, des analyses de scénarios et une approche de gouvernance intégrée équilibrant les risques et les opportunités. Les conseils d’administration qui relèveront ce défi permettront à leurs organisations non seulement de survivre, mais de prospérer dans l’incertitude.

Comment les conseil s d’administration peuvent-ils intégrer la résilience et l’adaptabilité dans leur cadre de gouvernance pour faire face à une telle incertitude ?

Pour commencer, bâtir la résilience et l’adaptabilité passe par l’intégration d’une pensée globale dans le cadre de la gouvernance. Les conseils d’administration doivent élargir leur supervision au-delà des seules performances financières, en incluant les facteurs environnementaux, sociaux et géopolitiques, tout en reconnaissant l’interdépendance des risques auxquels les organisations sont confrontées. Ensuite, ils doivent institutionnaliser des processus, tels que la planification régulière de scénarios et les tests de résistance, afin d’anticiper proactivement les risques liés à l’évolution des contextes géopolitiques et économiques. Cela permet de détecter à la fois les vulnérabilités et les opportunités potentielles. Par exemple, évaluer l’impact des sanctions, des perturbations commerciales ou des changements dans les comportements des consommateurs peut guider des ajustements stratégiques pertinents.

De plus, il est essentiel que les conseils d’administration disposent de compétences diverses et de points de vue variés, incluant des expertises en relations internationales, en cybersécurité et en développement durable, afin d’enrichir les débats et la prise de décision. Par ailleurs, ils doivent encourager une culture d’agilité éthique, c’est-à-dire inciter les dirigeants et managers à prendre des décisions alignées sur des valeurs solides, même sous pression, et à ajuster leurs stratégies de manière responsable lorsque les circonstances évoluent. Enfin, les conseils d’administration doivent maintenir un dialogue permanent avec les parties prenantes, qu’il s’agisse des employés, des régulateurs, des investisseurs ou des communautés locales. C’est crucial pour anticiper les préoccupations et maintenir la confiance dans des périodes instables.

Comment les dirigeants peuvent-ils préserver leur intégrité éthique dans des marchés aux normes politiques ou en matière de droits humains divergentes ?

Maintenir l’intégrité éthique dans des marchés complexes exige un engagement fort envers un leadership fondé sur des principes clairs. Les dirigeants doivent établir et communiquer de manière explicite des standards éthiques non négociables, en accord avec les normes internationales, telles que les Principes directeurs des Nations unies relatifs aux entreprises et aux droits de l’homme. Les entreprises doivent aussi mener une diligence raisonnable approfondie sur leurs partenaires potentiels, fournisseurs et pratiques locales, afin d’identifier les risques liés aux violations des droits humains, à la corruption ou aux dommages environnementaux. Face à des choix difficiles, les dirigeants doivent peser non seulement les exigences légales, mais aussi l’impact plus large sur les parties prenantes et la réputation à long terme de l’entreprise. Cela peut signifier refuser d’opérer sur des marchés où les standards éthiques sont fondamentalement compromis ou, du moins, mettre en place des mesures solides pour atténuer les risques.

La transparence joue un rôle clé : le fait de rendre compte ouvertement des défis rencontrés et des efforts déployés dans ces marchés renforce la confiance et la responsabilité. De plus, les entreprises peuvent utiliser leur influence pour plaider en faveur de standards améliorés et soutenir des initiatives locales qui favorisent les droits humains et une bonne gouvernance. Au final, les conseils d’administration doivent veiller à ce que l’éthique soit profondément ancrée dans la culture d’entreprise et dans les processus décisionnels, afin que l’intégrité soit maintenue de manière constante, même sous forte pression externe.

Pensez-vous que la géopolitique devrait figurer en tant que point permanent à l’ordre du jour des conseils d’administration ? Pourquoi ?

Absolument. Les évolutions géopolitiques ont des implications majeures qui touchent pratiquement tous les aspects des opérations d’une entreprise, allant des chaînes d’approvisionnement et de la conformité réglementaire à l’accès aux marchés ou encore de la réputation. Intégrer la géopolitique comme un sujet récurrent à l’ordre du jour permet aux conseils d’administration de maintenir une vigilance constante sur les risques et opportunités émergents, plutôt que de réagir de manière sporadique. Cela favorise une anticipation stratégique, et prépare l’entreprise à répondre rapidement et de manière réfléchie aux changements dans son environnement externe. De plus, discuter régulièrement de géopolitique aide à intégrer ces considérations dans les conversations stratégiques plus larges, renforçant ainsi le lien entre gouvernance, gestion des risques et création de valeur à long terme. Par contre, en ignorant la géopolitique, les conseils d’administration risquent d’être surpris par des événements qui pourraient remettre en cause le droit de l’entreprise à continuer ses activités, la valeur pour les actionnaires ou la confiance des parties prenantes.

En quoi vos réflexions dans les «King Reports» soutiennent-elles une gouvernance responsable à l’ère de l’instabilité géopolitique ?

Les rapports King ont toujours défendu une gouvernance fondée sur le leadership éthique, l’inclusion des parties prenantes et une vision intégrée – des éléments devenus essentiels face aux incertitudes géopolitiques actuelles. Quant au rapport King V, il insiste particulièrement sur une gouvernance axée sur les résultats. Il encourage les entreprises à créer de la valeur non seulement pour les actionnaires, mais aussi pour la société et l’environnement. Cette approche holistique aide les entreprises à aligner leurs stratégies et à rester en phase avec les attentes de la société, ce qui est essentiel pour s’orienter dans la complexité géopolitique. Ces rapports mettent l’accent sur la transparence, la responsabilité et la vision à long terme, ce qui permet de renforcer la résilience des entreprises et la confiance des parties prenantes – deux atouts très importants en période d’incertitude. D’ailleurs, le fait que les rapports King mettent l’accent sur la contextualisation des pratiques de gouvernance signifie que les conseils sont encouragés à comprendre les environnements externes et internes dans lesquels ils évoluent, y compris les dynamiques géopolitiques. Ces rapports offrent un cadre solide qui aide les conseils à gérer la complexité avec intégrité et clairvoyance.

Étant donné la position stratégique de Maurice dans l’océan Indien et sa dépendance au commerce et à l’investissement internationaux, comment le pays peut-il mieux se positionner face à la rivalité géopolitique croissante entre puissances mondiales ?

Maurice occupe une position stratégique unique servant de passerelle entre l’Afrique et l’Asie, et de centre régional de commerce, de finance et d’investissement. Pour tirer parti de cette position dans un contexte de rivalités géopolitiques accrues, le pays doit focaliser sur le renforcement de ses cadres de gouvernance, accroître la transparence réglementaire, et promouvoir un environnement d’affaires stable et éthique. Maintenir la neutralité et une réputation en matière de bonne gouvernance sera déterminant pour attirer et retenir des investissements venant de partenaires internationaux diversifiés. Le pays devrait aussi s’engager activement dans la coopération régionale, en consolidant ses relations avec les voisins africains et indopacifiques pour se prémunir contre les chocs géopolitiques. Dans cette optique, il est essentiel d’investir dans les infrastructures numériques, le développement durable et les compétences de la main-d’œuvre qui vont accroître la compétitivité de Maurice. En créant un environnement fondé sur le respect de l’état de droit, des droits humains et de la durabilité, Maurice peut se positionner comme un partenaire fiable pour les investisseurs internationaux dans un monde géopolitiquement fragmenté.

Comment les conseil s d’administration et les décideurs mauriciens devraient-ils justement intégrer les évolutions géopolitiques régionales, en Afrique et dans l’IndoPacifique, dans leur planification stratégique à long terme ?

Il est essentiel de comprendre que les dynamiques géopolitiques régionales influencent de plus en plus les environnements économiques, commerciaux et réglementaires. Les conseils d’administration et les responsables politiques doivent donc développer une compréhension approfondie de ces évolutions, notamment en ce qui concerne les accords commerciaux émergents, les alliances en matière de sécurité et les efforts d’intégration économique. La planification stratégique à long terme devrait intégrer des analyses de scénarios prenant en compte d’éventuels changements dans l’équilibre des pouvoirs régionaux, des réalignements dans les chaînes d’approvisionnement ainsi que l’évolution des réglementations.

Au niveau des entreprises, les conseils d’administration devraient bâtir des modèles économiques flexibles, capables de s’adapter rapidement à l’évolution du contexte régional. Les décideurs politiques de leur côté doivent encourager des partenariats public-privé pour aligner les stratégies nationales sur les réalités des entreprises et les tendances régionales, renforçant ainsi la résilience collective. Il sera aussi fondamental d’investir dans l’éducation et le renforcement des compétences dans la compréhension des enjeux géopolitiques, tant pour les administrateurs que pour les décideurs publics. Cela permettra d’éclairer les choix stratégiques avec lucidité.

En intégrant pleinement ces dimensions régionales, Maurice sera mieux armée pour anticiper les risques, saisir les nouvelles opportunités et protéger son avenir économique dans un monde en mutation.

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